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Saudrupt
1840. Une forte odeur d’huile se dégage de l’atelier qui manque d’air frais, les fenêtres restent toujours fermées malgré les conseils de l’officier de santé. Après quelques heures dans ce lieu, la sensation désagréable disparaît, le personnel s’habitue.
Les ouvriers entrent un à un en passant devant les contremaîtres qui établissent un rapport une demi-heure après l’entrée du personnel. Il en est de même à leur sortie. Aristide, qui est âgé à présent de vingt-neuf ans, travaille à la pièce comme fileur. Il est responsable de la qualité du fil qu’il fabrique, comme tous les fileurs, et il travaille en binôme avec Charles, âgé de neuf ans ; celui-ci est rattacheur. Son labeur consiste à rattacher les bouts d’un fil rompu. Aristide s’est entendu avec la mère du garçonnet, Eugénie, sur le prix de la journée à donner à son aide ; cette femme l’élève seule. Après accord, il est allé faire la déclaration au bureau de l’usine. Charles est un enfant malingre aux yeux toujours tristes. Jouer, il ne connaît pas, ou si peu ! Il lui manque déjà la première phalange de l’index droit[1] et ses mains sont couvertes d’ampoules et de blessures. Le fileur a de la compassion pour son binôme bien que l’empathie ne soit pas l’une de ses qualités premières. Cela fait onze années qu’il survit dans la précarité et il a pris conscience de l’insouciance de sa jeunesse. Ces pauvres enfants, une trentaine, garçons et filles, âgés de neuf à seize ans, n’ont pas d’autre choix que de travailler. Charles est le plus jeune embauché et Françoise la plus âgée. La plupart habitent dans le village. À chaque nouvelle embauche d’un enfant dans l’atelier, l’inquiétude se lit sur le visage des adultes et certains chuchotent :
- A-t-il été vacciné ? A-t-il eu la petite vérole ?
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Saudrupt est une petite commune qui se situe à une dizaine de kilomètres de Bar-le-Duc. Suite au développement de l’industrie textile, il s’y est développé une filature de coton, la filature Colard-coton.
Les ateliers à bras et les filatures à manèges[2] d’autrefois fonctionnent progressivement grâce à la force de l’eau. Les filatures cessent d’être une industrie domestique. En effet, le tissage mécanique concurrence inexorablement en France le tissage à domicile où les femmes filaient au rouet.
En 1829, suivant autorisation par ordonnance royale, les frères Colard et Messieurs Debugne et Ficatier, qui ont racheté l’ancienne huilerie de la commune et le moulin à eau, installent après travaux une filature de coton. L’ordonnance royale met en place un règlement d’utilisation de l’eau pour le canal dérivé de la Saulx. Dans le sud de la Meuse, l’apport économique du textile est important, on compte entre trois et quatre mille ouvriers dans la fabrication des toiles de coton. Le commerce est considérable. Le nombre de foires et marchés hebdomadaires à Bar-le-Duc en est la preuve : trois foires par an et quatre marchés par semaine !
Aristide n’a eu d’autre choix, lui qui n’avait encore jamais travaillé, que de venir se faire embaucher à Saudrupt
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Après avoir quitté le logis familial, il est parti muni d'un bâton et de deux pièces d’or vers Ligny-en-Barrois. Cette petite cité comptait alors 3147 âmes et elle parut agréable à vivre au fugueur. Ne sachant que faire, il se mit à traîner dans les bars jusqu’au jour où il fit la connaissance d’un gars qui l’embarqua dans la maison close de la ville. Il prit l’habitude de s’y rendre régulièrement. Il achetait des jetons en métal auprès de la tenancière pour payer une gourgandine ; le nombre de jetons à donner était fonction des prestations voulues par le client. L’une d’entre elles, Amélie, qui avait eu vent du pécule qu’il portait sur lui, en profitait pour se faire offrir des bijoux et des vêtements. Une boutique se trouvait au rez-de-chaussée. Il ne résistait pas aux yeux languissants de la catin, et lorsqu’elle suggéra de lui acheter cette jolie chemise à cent quatre-vingt-dix francs, il fondit une fois encore. En ville, le même vêtement était vendu vingt-cinq francs ! Le manège continua pendant des mois jusqu’au jour où ce fils maudit n’eut plus un centime sur lui. Il dormait à la belle étoile, mendiait le jour pour manger et en définitive, il dut se résoudre à chercher du travail ! Un compagnon d’infortune lui parla de Saudrupt. Alors, reprenant son bâton, il se mit en marche vers cette commune dont il n’avait jamais entendu parler. Le village semblait en plein essor, de plus en plus de commerces et d’artisans ouvraient leurs portes d’année en année : cordonnier, menuisier, tailleur de vêtements, boulangerie, serrurier, maçon, officier de santé, notaire, cabaretier, entrepreneur de routes, maître pressoir, ferblantier, épicerie, charpentier… Aristide, ébahi par tant de corps de métier et ne sachant à qui s’adresser, demanda à voir le maire, élu par le roi. L’homme lui indiqua l’adresse de la filature qui avait besoin de main-d’œuvre et lui conseilla de s’adresser directement au directeur, Monsieur Colard. Mais il y avait un problème. Aristide, n’ayant jamais travaillé, ne possédait pas de livret. Or pour aller chez un patron, le demandeur devait montrer ce petit fascicule. Ceux qui n’en possédaient pas étaient mal vus et considérés comme vagabonds. Il en était ainsi depuis la loi de 1803. Ce document permettait à la police et à l’employeur de connaître la situation de l’ouvrier. Les laboureurs qui quittaient les champs pour venir travailler en usine ne possédaient pas ce carnet, alors ils devaient être munis d’un certificat de bonne conduite délivré par le maire de leur dernière commune. Aristide était bien embêté. Comment procéder ? Sa dernière commune était Ligny-en-Barrois… Là où il s’était perdu dans la luxure ! Comme il était déjà de nature roublarde et savait être mielleux quand son intérêt était en jeu, il alla retrouver le maire qui l’avait accueilli au début et lui raconta toute une histoire : un quidam lui aurait volé le précieux document alors qu’il était saisonnier en tant que vendangeur à Bar-le-Duc. Le maire ne chercha pas à mettre le jeune homme plus en difficulté qu’il ne semblait l’être. Il accepta de rédiger un certificat d’honnêteté favorable à ce jeune en notant qu’il était un…
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