Dubourg daniel 64 nouvelles 42025

Et c'est celle de...
Daniel DUBOURG

LE FEU DU DÉSERT

       Parti au milieu de la nuit, voilà quelques heures qu’Albert-Henry Tougreau navigue dans le désert.  Bien sûr, pas une ombre, pas un palmier, pas un point d’eau, pas un chameau ni même un dromadaire. Il a réglé la vitesse de son croiseur des sables et se contente de surveiller sa progression monotone sur la piste rectiligne. Le spectacle ressemble à une sorte d’arrêt sur image agrémenté parfois d’une dune plus haute que les précédentes. Pas de quoi distraire l’œil. Dans ce coin, il n’existe que deux axes de circulation qui se croisent, l’un allant du nord au sud et l’autre, forcément, d’est en ouest. Albert-Henry Tougreau cingle vers le nord, pressé de joindre le littoral pour embarquer vers l’Europe où des affaires l’attendent. Oui, il aurait bien pris un avion, mais l’aventure n’a pas de prix, avec son lot d’incertitudes.
       Outre sa valise, notre homme a embarqué des boissons fraîches, quelques casse-croûtes, puisque les restaurants sont très rares dans les dunes, et aussi une topette de Bourbon qu’il tète à petites lampées pour conserver sa tonicité, dit-il. Le plein du réservoir n’a pas été oublié, bien entendu. La clim, discrète, qui s’en donne à cœur joie, fait bon ménage avec l’ordinateur de bord et les chaînes musicales. Encore quelques heures de croisière et Albert-Henry Tougreau sera rendu à bon port.

       Sur la piste, au loin, notre homme vient d’apercevoir un véhicule qui semble progresser très lentement, si lentement qu’on dirait bien qu’il est à l’arrêt. D’ailleurs, il est à l’arrêt, puisque le voilà bientôt obligé de freiner de toute urgence, soulevant un énorme nuage de sable dans son sillage. La voiture cale, les voyants du tableau de bord s’allument aussitôt ; certains clignotent, orange et rouges.

       AHT (appelons-le ainsi, cela ira plus vite et chacun le reconnaîtra) sort de son véhicule, passablement énervé, et découvre l’interminable queue de voitures agglutinées ici ! Que se passe- t-il ?

       Notre homme, qui s’est coiffé d’une casquette à visière large, remonte la file. Des moteurs ronronnent pour aider la clim à fonctionner. D’autres ne ronronnent pas du tout : absence de dispositif de rafraîchissement. Certains conducteurs épuisés par la chaleur et l’attente se sont assoupis et tressaillent, surpris, quand AHT toque à la vitre.

       — Qu’est-ce qui se passe ?

       — Je sais pas !

       — Comment ça ! Tout le monde est arrêté et vous savez pas ?

       — Ben, non ! Vous n’avez qu’à demander partout, personne ne sait !

       — Y a longtemps que ça dure, cette affaire ?

       — Hou ! Bien trois heures.

       — Et personne n’a trouvé le moyen de se renseigner ?

       — Se renseigner… On connaît personne et y a personne à qui on peut s’adresser, ici. On est tout de même en plein désert.

        La file s’étire à perte de vue et l’on ne peut donc rien voir, d’autant que la haute dune toute proche, sur la droite, empêche de voir au loin. Des voitures, encore des voitures, toujours des voitures…
       AHT revient vers la sienne, s’y engouffre et referme la portière. Il retrouve sa gourde et l’ouvre. Elle est presque vide ; les rares gouttes sont bien chaudes et il n’a pas prévu d’emporter assez de boisson !

        Vaincu, il soupire, puis dégrafe sa chemise et se met à pianoter nerveusement sur le volant. Que faire ? D’abord pester. Ensuite, protester, exprimer son immense mécontentement. Ah ! téléphoner ! Appeler, mais qui ? Un dépanneur ? La gendarmerie ? Son épouse ?  C’est vrai qu’il n’en a plus ! Un centre d’appel de la circulation ? Il allume son portable. Pas de réseau ! C’était sûr ! Attendre… Se distraire, passer le temps. Avec quoi ? Il a coupé le sifflet à sa chaîne Hi-fi, coupé la clim, enfin tout ce qui peut bouffer du carburant, décharger les batteries. Dans le grand silence du désert, il se dit qu’il s’achèterait bien, au retour, une voiture électrique dotée de panneaux solaires.

      Un moment, AHT pense rebrousser chemin. Mais à quoi cela servirait-il ? Il s’éloignerait de son objectif. Il va déjà prendre un sacré retard. De plus, derrière lui, d’autres voitures se sont entassées, et sortir de la piste est synonyme de risque d’ensablement.

       Il ne tient plus. Il étouffe. Il faut qu’il ressorte. Il ressort. Toujours le même spectacle : des dunes, un ciel bleu, un soleil de plomb et, à perte de vue, disparaissant, loin devant, derrière la dune, un interminable serpentin de véhicules de toutes sortes. La plupart des conducteurs et des passagers, oublieux des bienséances, ont sauté veste, chemise et s’épongent le front et les aisselles avec le maillot de corps qu’ils utilisent comme serviette.

       AHT irait bien voir ce qu’il se passe, tout devant. Parce que, attendre, oui ! Mais savoir pourquoi le trafic est bloqué, c’est tout de même mieux ; ça rassure. Cette situation peut s’éterniser, durer des heures, des jours, des mois… non tout de même ! D’ailleurs, personne ne tiendrait, tous mourraient vite de soif, d’abord, puis de faim et d’épuisement.

       Tout le monde semble vaincu, terrassé. Si au moins un avion (pas un jet, bien sûr !) un simple petit coucou à hélice volait par-là ! Il repérerait la colonne, tenterait d’atterrir ou contacterait un secours par radio. Mais non, le ciel reste désespérément vide.

       Au sommet de la dune opposée, à quelques centaines de mètres, dans l’air flou, AHT vient d’apercevoir quelque chose, une sorte d’épave engloutie. Mais non, il ne rêve pas ! Une carcasse de bimoteur pointe son museau dans l’air si chaud qu’elle ondule insensiblement. Ce n’est que quand il croit voir un renard venir vers lui, qu’il se dit victime d’un mirage.

       La faim commence à lui nouer l’estomac, mais il a épuisé ses réserves. Pensant rallier rapidement la côte, AHT ne s’est muni que de quelques en-cas. Il se précipite vers la boîte à gants, l’ouvre. Sa main rencontre un cornet de bonbons qu’il extrait et froisse avec un plaisir impatient. Vide.

*

*     *

       Quatre longues heures ont passé. Le long serpent des véhicules semble plongé dans une profonde léthargie. AHT qui s’était recroquevillé entre les sièges, pensant gagner une parcelle d’ombre, refait surface, visage grimaçant, comme s’il fuyait un cauchemar qui lui colle à la peau. Il remarque sa valise ouverte, son linge froissé encore imbibé de sueur tiède, qu’il se souvient avoir utilisé pour s’éponger, avant de sombrer dans le sommeil.
       Le soleil mord moins et s’éloigne nonchalamment vers l’horizon. Albert-Henry Tougreau entr’ouvre une portière arrière et s’extrait, courbatu, de son véhicule bouillant. Un lointain ronronnement, celui d’un moteur, lui parvient aux oreilles. La voie serait-elle enfin libre ? Le bruit s’amplifie et se rapproche. Au loin, le serpent assoupi étire ses vertèbres, se déroule avec une lenteur voluptueuse. Tous les véhicules s’ébrouent, lâchant des bouffées de fumée blanche.

       AHT se précipite au volant, tourne la clef dans le Neiman et, les yeux clos, le sourire aux lèvres, s’enivre de la musique réconfortante des bielles.

   On avance avec lenteur, mais on avance ! Les voitures, les camions et d’impressionnantes embarcations de voyage commencent à contourner l’immense dune. AHT va bientôt savoir ce qu’il s’est passé, connaître les raisons de cet interminable bouchon, inimaginable en plein désert. Roulant au pas pendant une bonne heure, il arrive enfin sur une ligne droite menant à la seule intersection. La circulation se fluidifie subitement. AHT, fou de joie, appuie sur le champignon et se trouve tout à coup nez à nez avec un feu, en plein désert. Un feu sans fumée ! Non, ce n’est pas possible !  À l’intersection, droit comme un i, presque goguenard, il arbore sa lumineuse pastille verte. C’est donc lui qui a bloqué le trafic pendant plusieurs heures de canicule, au risque de laisser la caravane de métal s’enliser, se dessécher, se paralyser sous le cagnard ! Une panne. C’était donc ça.

       À droite comme à gauche, quelques véhicules sont déjà à l’arrêt. Albert-Henry Tougreau, écrase rageusement l’accélérateur. On ne sait jamais…

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