Colombani marie dominique4 nouvelles 32025

Et c'est celle de Marie-Dominique COLOMBANI

Le dragon de Benjamin

Un petit oiseau se pose sur le bord de la fenêtre.
Ce lundi d'avril, premier jour de classe après les vacances de Pâques, il fait un temps radieux, ce qui a mis de mauvaise humeur madame Durnette, professeur de sciences au collège de Hirtzwald : les élèves seront dissipés, à coup sûr ! Surtout les "sixième A" : ils ne pourront s'empêcher de regarder les tiges neuves de bougainvillées, qui atteignent une fenêtre de leur salle et dont les bractées commencent à se colorer. Elle pense en particulier à ce gamin distrait qui "ne sait rien faire d'autre que sourire narquoisement", comme elle se promet de l'écrire sur son carnet.
Benjamin avait promis à ses parents de s'efforcer d'être plus attentif en classe, de ne pas se tromper de jour sur le cahier de textes et même de lever le doigt de temps en temps. Mais, malgré toute sa bonne volonté, il s'ennuie terriblement et la voix forte de madame Durnette le fatigue. Alors, il ose une tentative d'évasion : il jette un coup d'oeil à la fenêtre des bougainvillées et, à sa grande joie, aperçoit le petit oiseau ; une mésange ! Sous son capuchon bleu, elle semble le fixer.

"Benjamin ! tu te réveilles ? Quels sont les différents types de volcans ?" Benjamin sursaute et se lève pour donner la réponse, qu'il connaît. Il l'a révisée hier soir avec maman : "on distingue quatre types de volcans, effusifs ou explosifs : le péléen..."Mais les mots ne viennent pas à sa bouche ; surpris, troublé, rougissant, il reste muet et, pour se donner une contenance, esquisse un sourire. "Tu peux te rasseoir. Zéro !" Benjamin est triste ; et la mésange est partie. Comment empêcher de couler les larmes qui lui montent aux yeux ? Tout en recopiant de son mieux le schéma que madame Durnette a tracé sur le tableau, il songe soudain à la bouffée de bonheur qui l'a envahi ce matin quand monsieur Després, le professeur de français, a rendu les rédactions. Le sujet avait enchanté Benjamin : "Quel héros de film aimeriez-vous être ? Pourquoi ? Imaginez vos aventures ." Pendant toutes les vacances, Benjamin s'était demandé si son devoir plairait à son prof autant que les précédents, si son choix d'un film d'animation serait accepté, et surtout si son histoire de dragon ne lui paraîtrait pas invraisemblable ou même ridicule. C'est que pour la première fois il s'était enfermé pour rédiger son texte sans le montrer à ses parents ; pour la première fois aussi il avait révélé la vérité, et cela lui faisait un peu peur. Quel soulagement quand monsieur Després lui avait rendu sa copie d'un geste solennel accompagné d'un sourire chaleureux et complice :
— Excellent, Benjamin ! C'est ta meilleure rédaction de l'année. Dix-neuf !

Ce que Benjamin ignorait, c'est qu'au cours des vacances monsieur Després s'était longuement entretenu avec ses parents.
— Votre fils est doté d'une vive imagination...

La mère l'avait interrompu :
— Madame Durnette lui reproche d'être perpétuellement distrait.
— C'est bien plus que cela...

— C'est un rêveur. Il tient ça de moi, dit le père, corniste à l'orchestre symphonique du Rhin. Quand j'empoigne mon instrument, je ne suis plus sur scène ou dans la fosse. Je m'envole !
— Oui, il est distrait parce qu'il est rêveur. Il n'y a rien d'alarmant à ça. Mais je crains qu'il ne distingue plus très bien l'imaginaire du réel et cela commence à m'inquiéter. Regardez sa rédaction : il a choisi d'être Harold...

Les parents avaient ri : c'est donc pour ça qu'il les avait suppliés de ne pas la lire !
— Harold, le petit garçon maigrichon, fils du chef dans un village de Vikings au bout du monde ! Harold, qui devient l'ami d'un dragon noir aux yeux verts ! s'écrie la mère. Il l'a regardé au moins quatre fois avec son père depuis Noël !
— Six ! avait corrigé le père. Et je crois que cela lui fait du bien de voir un garçon, aussi chétif et timide que lui, apprivoiser un dragon et prendre en mains le destin du village. Benjamin doit encore être opéré le mois prochain, vous comprenez ?

— Je comprends. Il ne vous a rien dit du contenu de sa rédaction, n'est-ce pas ?
— En effet, et ça nous a étonnés, répond la mère, dont le regard est devenu grave.
— En voici une photocopie. Lisez donc la conclusion.

"Monsieur, je vais vous dire un secret que je n'ai même pas dit à mes parents. J'ai raconté que j'aimerais être Harold : j'apprivoise un petit dragon noir aux yeux verts de l'espèce qui fait le plus peur aux hommes : les "terreurs nocturnes" et qui a un drôle de nom : Croquemou. Tout le monde croit que c'est seulement une histoire de cinéma, mais Croquemou existe pour de bon et c'est mon ami. Quand j'ai mal la nuit, je l'appelle et il vient me voir ; je lui caresse la tête ; quelquefois je m'endors sous son aile et le matin il est reparti. Si vous me croyez pas, je vous montrerai l'écaille qu'il m'a donnée en porte-bonheur. S'il vous plaît, ne racontez ça à personne, on se moquerait de moi." 

Les parents étaient restés silencieux un moment puis la mère avait poussé un soupir et s'était mise à parler, ou plutôt à penser à voix haute.
— Je sais bien qu'il n' a pas d'amis et l'amour qu'il porte aux animaux lui fait voir en eux des amis, au point que nous sommes devenus végétariens pour ne pas le faire souffrir. Mais de là à croire vivant un ami imaginaire ! D'une espèce imaginaire ! Peut-être que des douleurs le prennent au cours d'un rêve et qu'il a du mal à se rendre compte qu'il est sorti du sommeil ? Ou alors, il faut voir un psy ? Qu'est-ce que tu en penses, Hervé ?

Hervé avait grondé.
— Laisse tomber les psy ! Il voit assez de toubibs comme ça. Dès qu'il sera remis de son opération, on lui proposera d'adopter un chien. En attendant, je vais parler avec lui.
— Mais Hervé, nous sommes censés ne rien savoir !
— Je rends les copies le jour de la rentrée, précise monsieur Després, ce peut être l'occasion.
— Bonne idée, répond le père, et nous vous tiendrons au courant. Merci de nous avoir prévenus.

Benjamin rentre du collège l'air modeste, mais heureux : monsieur Després lui a fait un clin d'oeil en lui tendant sa copie. Le zéro en S.V.T. est presque oublié. Une surprise de taille l'accueille : papa l'attend sur le palier, baskets aux pieds, sac à dos posé contre la porte.
— Laisse là ton cartable, bonhomme. Nous allons profiter de ce beau temps pour faire un tour. Maman nous a préparé un casse-croûte.
— Chouette ! Où on va ?

— C'est un secret !
Après avoir quitté la route de montagne tortueuse et emprunté un chemin forestier, le père gare la voiture sur le bas-côté, à l'abri d'un chêne. Tenant son fils par la main, il avance vers le sous-bois d'un pas sûr.
— Dis, papa, tu ne trouves pas que ça ressemble à la forêt où Harold cherche le dragon qu'il a blessé ?
— C'est pour ça que je voulais te faire connaître ce coin. Et le plus beau est à venir.
Quelques minutes après, Benjamin écarquille les yeux devant le petit lac dont les rives verdoyantes sont cernées de hautes roches grises.
— Oh ! murmure-t-il émerveillé. On est entré dans le film ! C'est ici qu'Harold apprivoise Croquemou, c'est ici qu'il répare sa queue. Regarde ! crie-t-il en courant vers un rocher : c'est contre cette pierre qu'il s'est cogné en essayant de voler !
Saisi de joie, Benjamin ouvre les bras mime l'attitude d'un cavalier : "Viou ! Viou ! Je suis Harold ! Je vole ! Vas-y, Croquemou ! N'aie pas peur !
Le père sourit : il revoit la séquence du film où le dragon chevauché par le jeune garçon fonce entre les colonnes et sous les arches de pierre sombre, s'élève droit à travers la brume pour retrouver le soleil puis redescend en un piqué vertigineux jusqu'à raser les vagues ; mais à peine a-t-il commencé de se répéter intérieurement les questions qu'il pourrait poser à son fils que déjà l'enfant essoufflé s'assied à côté de lui.

Dès lors, Benjamin ne dit plus un mot ; le regard fixé sur le lac, il grignote lentement quelques quartiers de pomme et une demi-tartine, appuyé contre son père silencieux. C'est seulement à l'abri de la voiture tiédie par le soleil de l'après-midi qu'il prononce enfin les mots qu'Hervé espérait tant entendre : 
— Papa, Croquemou, il existe, je l'ai vu.

Ne sachant quels mots choisir, le père tarde à répondre.
— Tu me crois pas, hein ?

— Je crois que tu es sincère, même si je n'arrive pas encore à croire que tu l'as vraiment vu. Mais ce que je crois aussi, c'est que les enfants peuvent voir des choses que les adultes sont incapables de voir.
Avant de s'endormir, ses parents assis chacun d'un côté de son lit, Benjamin leur raconte les visites de Croquemou puis il sort de sous son oreiller une chaussette dont il retire précautionneusement un objet étrange : une petite plaque assez épaisse aux bords arrondis, d'une matière indéfinissable ; elle est lisse et brillante, d'un noir profond.
— C'est mon porte-bonheur, c'est l'écaille que Croquemou m'a donnée.
Les parents, muets de stupeur, la regardent, la retournent, la caressent ; puis le père a une idée :

— Tu peux me la prêter pendant quelques jours ? Je voudrais la montrer à un ami chercheur à la fac des sciences.
— Et comme ça, on sera sûr que je dis la vérité ? D'accord !
— Mais il me la faut pour l'hôpital.
— Promis."

Sur son lit médicalisé, Benjamin dort profondément, veillé par ses parents, qui ont déposé avec soin l'écaille noire dans la main libre de perfusion. La nuit s'étend peu à peu et les grands arbres du parc où sont disséminés les divers bâtiments de l'hôpital Hasenrain prennent des allures fantomatiques. La mère, épuisée par les émotions, s'est assoupie dans son fauteuil. Le père songe à la lettre de son ami scientifique : "J'ai examiné l'objet que tu m'as confié. Je te confirme qu'il est bien d'origine animale, vraisemblablement une écaille de saurien, d'une espèce inconnue à ce jour. Je suis très curieux de savoir où tu l'as trouvée, mais je respecte ta volonté de discrétion". Il se lève, se dirige vers la fenêtre close de cette chambre trop chaude, comme si la proximité de l'air extérieur la rafraîchissait. L'atmosphère est sombre, mais une masse encore plus sombre est lovée sur l'étroit balcon ; assommé par la fatigue et l'émotion, Hervé ne s'en étonne pas.

— Tu m'entends, n'est-ce pas, puisque tu entends Benjamin quand il a mal ? Le chirurgien n'a pas pu enlever complètement la tumeur, tu sais. Alors, continue d'aider ton ami, s'il te plaît. Nous ne trahirons jamais votre secret". Le front contre la vitre, Hervé se demande tout de même si l'inquiétude ne le rend pas fou, mais la masse bouge légèrement et soudain un oeil vert lumineux le fixe un instant avant de s'éteindre dans la nuit.
Hervé rit doucement. "Merci, Croquemou".

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