LA SORCIÈRE ROSSIGNOL
Il a suffi d’une petite aventure d’automne pour qu’on l’appelle Rossignol. Mais autrefois, elle se nommait Rabougna. Petite sorcière, elle avait le nez crochu, le menton en galoche et portait une éternelle robe noire et un chapeau tout pareil en forme d‘entonnoir, comme toutes ses semblables.
« Rabougna ! Quel prénom disgracieux ! Je n’en connais pas de plus vilain ! », pestait-elle souvent, de sa voix grinçante qui vous brisait les tympans et dont elle aurait bien voulu se séparer. De plus, on disait qu’elle chantait comme une casserole. En effet, dès qu’elle ouvrait la bouche, tout le monde se sauvait et se bouchait les oreilles. Elle choisit donc de ne parler que si cela était nécessaire.
Il faut vous dire aussi que Rabougna, grande étourdie, ne manquait jamais d’oublier quelque chose. Un jour, elle perdait son balai, le lendemain, son grand livre de recettes, le soir son grimoire de formules magiques et parfois, son chemin, ses grandes chaussettes ou des plantes qu’elle venait de cueillir. Heureusement, elle finissait toujours par tout retrouver, mais cela pouvait prendre du temps !
Un jour qu’elle se promenait au marché du village, elle posa son balai contre un chêne et l’oublia. Elle y rencontra un marchand qui vendait d’étranges légumes ressemblant vaguement à des carottes. Il racontait à tout le monde que ces derniers étaient magiques. La petite sorcière s’approcha de l‘étalage et demanda s’il n’aurait pas un légume qui pourrait l’aider à ne pas tout égarer ni oublier, à cause de son inguérissable étourderie.
Le bonhomme mit d’abord les mains sur les oreilles, car la voix de la sorcière lui était insupportable.
— Petite sorcière, c’est exactement cette betterave qu’il vous faut, répliqua-t-il. Pour obtenir son aide, il suffit de tourner trois fois la queue du bouquet de feuilles et elle s’ouvre. Si vous avez oublié ou perdu quelque chose, elle vous mènera au bon endroit et vous le retrouverez.
— Une betterave ? Jamais vu ! Mais dites-moi : comment cette drôle de chose pourrait-elle me conduire là où je veux aller ? demanda Rabougna.
— Vous n’aurez qu‘à vous asseoir dedans. D’abord, il faudra tourner trois fois les grandes feuilles en disant “tic tac toc“ La betterave s’ouvrira et grandira. Vous n’aurez plus qu’à grimper dedans et hop, vous vous envolerez ! !
Cela intéressait beaucoup Rabougna. Elle décida donc d’acheter la betterave. Elle coûtait sans doute cher, si elle était magique !
— Je vous la prendrais volontiers, mais je ne sais pas si j’aurai assez d’argent pour vous payer.
— Vous l’aurez pour une pièce d’or. Avouez que c’est donné !
— Une pièce d’or ! fit-elle en fouillant les profondes poches de sa vaste robe, dont elle finit par tirer du bout des doigts une pièce ronde, étincelante et dorée qu’elle tendit à l’étrange marchand.
Heureuse de son achat, elle emporta dans ses bras la betterave et se rappela alors qu’elle avait oublié son balai. Mais où ? Elle eut beau faire trois fois le tour du marché. Sans succès. On le lui aurait donc volé ? Qu’on puisse voler un balai volant, voilà qui la fit sourire. Pour s’en servir, il fallait de toute façon connaître la formule magique !
Le moment était déjà venu de se servir de la betterave ! Discrètement, à l’écart des curieux, Rabougna en tourna trois fois les feuilles : “tic, tac,toc“, et la belle racine jaune orangé grandit et s’ouvrit. Rabougna s’installa à l’intérieur et partit en voyage, impatiente de s’envoler, et d’aller à la recherche de son cher balai. Mais en chemin à travers le ciel, elle l’oublia vite.
Elle vola toute la nuit au-dessus des villages, des forêts, des prairies, des étangs et des rivières. Elle effleura même des nuages ! Le voyage était si enivrant qu’elle pensa bien tard à rentrer à la maison. Le jour allait se lever ! Vous savez bien que les sorcières ont horreur de la lumière et qu’elles préfèrent le noir. Elle ordonna aussitôt à sa betterave de la déposer devant chez elle. Arrivée à destination, Rabougna souleva le couvercle et descendit.
Le premier rayon de soleil apparut. À la seconde même, la petite sorcière fut transformée en un magnifique rossignol qui s’envola et alla se cacher au fond de la sombre forêt toute proche. Au bout de la journée, la nuit venue, elle marcha vers sa maison et s’effondra sur son lit, morte de fatigue, pour y faire le tour de l‘horloge.
La nuit suivante, un gros corbeau la réveilla. Rabougna s’envola vers le village et chanta pour ne rentrer chez elle qu’avant le lever du jour. Rossignol, elle était, Rossignol, elle chantait.
Personne ne la reconnut ni ne se douta que le bel oiseau au chant mélodieux n’était autre que Rabougna. C’est la sorcière elle-même qui fut étonnée d’avoir tout à coup une voix si douce, si mélodieuse !
Elle renonça donc à ses potions mystérieuses, à ses sorts et formules magiques, et même à son balai ! Et elle ne sortit plus la nuit que pour chanter.
Un peu plus tard, elle se retrouva sorcière le jour, tout en restant rossignol la nuit. Sa double vie lui plaisait. Le marchand était-il un magicien ?
En tout cas, si un bel oiseau de nuit vous charme de ses mélodies, c’est peut-être que la sorcière Rossignol s’est approchée de vous.