Tranvouez jean philippe20 les inclassables 12024

Par Jean-Philippe TRANVOUEZ

Rêve d'ailleurs

Il poussa d’un coup sec la porte de service et déboucha dans le jardin. C’était une nuit sans lune. Une nuit si sombre. Pas une lumière n’éclairait le petit village meusien. L’éclairage public avait fini son office depuis plusieurs heures déjà. On ne distinguait même plus les contours des plantes. La seule silhouette identifiable était celle d’un grand chêne au fond du terrain, dont les branches se détachaient discrètement de la voûte étoilée. 

Paul alluma une cigarette. Après tout, il était sorti pour cela. La flamme étincelante du briquet l’éblouit un instant, avant de disparaître dans l’obscurité. Une volute de fumée monta vers le ciel. Seule désormais, la lueur rougeâtre de la cigarette donnait un indice sur la présence d’un être en ces lieux.

Il leva la tête vers le ciel. Ses yeux commençaient à s’accoutumer à l’obscurité.  C’était une nuit sans nuages. Les étoiles étaient de plus en plus présentes jusqu’à donner une impression de luminosité. Il ne lui fallut que quelques minutes pour pouvoir enfin profiter du spectacle des constellations.

Il tira à nouveau sur sa cigarette. La chaleur de la fumée était réconfortante. Il se ravisa. Il n’aimait pas fumer. Il était tiraillé, à chaque fois qu’il cédait, entre ces quelques secondes de bonheur lorsqu’il respirait la première taf, puis les regrets d’avoir manqué de volonté, jusqu’à, finalement, une espèce d’amertume lorsqu’il écrasait le mégot.

Plus il observait les étoiles et plus l’immensité de l’espace semblait présente. Une immensité qui commençait à lui donner le vertige. Une sensation étrange l’envahit. Il avait envie de se laisser emporter par cet infini. Il faisait très légèrement frais. C’était une belle nuit de printemps. Il se sentait bien. Il aurait voulu se laisser tomber sur la pelouse. Et, allongé, se laisser voyager dans cet espace dont il savait si peu, mais qui l’attirait tant ce soir. 

Il essaya alors de se souvenir. Il avait appris à l’école les noms des constellations. C’était si loin. Pourtant certaines formes géométriques lui semblaient familières. Elles étaient belles. Scintillantes. Certaines étaient si lumineuses, si proches. D’autres, plus insignifiantes, rappelaient la distance qui les séparait de lui. Il décida de s'asseoir. L’herbe fraîchement coupée était douce sous sa main. Il ne pouvait détacher son regard du spectacle de la nuit. 

Soudain, un point lumineux apparut. Il clignotait. Ce n’était pas une étoile. Non. C’était un avion. Un avion de ligne sans doute. En partance pour une destination lointaine. Il fixa son regard sur ce clignotant qui traversait la toile. Une trajectoire rectiligne. C’était devenu un rituel : il aimait imaginer des scénarios hypothétiques sur tout ce qui passait devant ses yeux. Que se passait-il dans cet avion ? Il aurait pu y avoir pris place. Oui, pourquoi pas. Il se rêva passager, assis au siège 22F, côté fenêtre, regardant par le hublot la terre, observant le paysage nocturne défiler sous son regard. De vastes étendues noires, et puis les villes si lumineuses. Des routes qui ne sont que des lignes jaunes et qui tracent une carte du territoire si graphique. 

Il s’imagina en voyageur partant vers des contrées lointaines, laissant derrière lui tous les tracas du quotidien. Il aurait décidé ce soir de tout quitter pour un hypothétique eldorado, ailleurs. Car ailleurs, c’est toujours mieux qu’ici. C’est ainsi qu’il imaginait la vie. Ailleurs c’est autrement et cet autrement est forcément meilleur. Qu’il est facile de ne voir que les mauvais côtés d’ici. Et qu’il est doux de ne voir que le bon côté de cet ailleurs, quel qu'il soit se dit-il. Et si l’habitant de cet ailleurs portait le même jugement sur chez lui, en quête, lui aussi, d’un ailleurs idéal qui pourrait bien être ici ? Cette pensée lui fit encore tourner la tête. Il tira sur sa cigarette.

Mais lui, pourquoi serait-il dans cet avion ? Sans doute porté par cette envie d’aventure, de découverte, cette envie de prendre d’assaut un nouveau monde, il aurait rompu son bail, mis tous ses meubles dans un box, entassé dans quelques valises l’essentiel de ce qu’il possédait et pris un billet d’avion. Il aurait douté un instant dans le taxi qui le conduisait à l’aéroport, tiqué un moment en enregistrant ses bagages. Mais le besoin de partir aurait été plus fort. Et puis rien ne l’aurait retenu ici, rien qui n’en vaille la peine. Il se serait assis dans l’avion, aurait regardé la passerelle doucement s’éloigner, coupant le dernier lien avec ici. L’avion roulant sur le tarmac, la douce voix de l’hôtesse qui donne les consignes de sécurité, et que l’on écoute d’une oreille inattentive en regardant par le hublot. Cet instant d’arrêt, au bout de la piste. L’avion qui attend quelques secondes, le doute à nouveau : est-ce le bon choix ? C’est un choix en tout cas, assumé sans doute. Et soudain le vrombissement des réacteurs, la poussée forte de l’accélération, les roues qui ne touchent plus le sol. Cette sensation de liberté qui aurait envahi tout son corps, tout son être alors que les maisons devenaient plus petites. Et enfin l’entrée dans les nuages, car il aurait fait gris, forcément. On quitte un ici parce qu’il est triste, alors forcément, il aurait fait gris. Mais soudain, le soleil aurait envahi la cabine. L’avion aurait passé cette frontière météorologique. Au-dessus de cette mer de nuages, la luminosité aurait terminé de le convaincre : il venait de franchir la dernière limite du départ, il serait parti, et ça aurait été bien. Le soleil se serait doucement couché à l’horizon… laissant place à une nuit si douce, bercé par le flottement de l’appareil dans les airs. 
Et puis, il se serait imaginé cherchant du regard, un autre, en bas, qui, posé dans son jardin, serait en train d’observer son avion. Il se serait imaginé heureux de partir tandis que l’autre resterait en bas, chez lui, coincé dans son quotidien. La boucle aurait alors été bouclée quand il aurait fini par imaginer celui qui d’en bas regardait, envieux, son avion partir. 

Il tira une nouvelle fois sur sa cigarette. Elle était presque totalement consumée. Il n’avait pas envie de rentrer. Malgré la petite brise qui rafraîchissait soudain l’air, malgré la nuit, il voulait rester encore un peu. Il écrasa son mégot dans la pelouse, se ravisa, mit le mégot éteint dans sa poche, attrapa son paquet de cigarettes, en sortit une seconde, l’alluma. C’était mal. Mais c’était bon. 
Le clignotant avait disparu. L’avion était parti, amenant ses hôtes vers leur destination. Il chercha du regard un autre avion. Mais il n’y en avait plus. Dommage, il aurait bien fait un autre voyage. Soudain, une lueur au loin. Les phares d’une voiture. Un bruit de moteur s’approchant. Qui pouvait bien rouler ici à cette heure ? Qui pouvait bien venir dans son petit village. Peut-être, quelqu’un qui venait lui rendre visite… mais qui ? Et pourquoi à une heure pareille ? Il se redressa, observa le pinceau de lumière prendre le virage. Non, elle s’en allait. Elle ne faisait que passer. Mais où allait-elle ? Qui était ce voyageur nocturne ? Était-il seul ? Accompagné ? Vers quel ailleurs partait-il ?

La cigarette, lassée de ne pas être consommée, s'était éteinte toute seule. Un signe sans doute. Paul se retourna pour rejoindre la maison. En passant la porte, il jeta un dernier coup d’œil vers la lueur rouge des feux arrière de la voiture qui s’éloignait à l’horizon. Et si ça avait été lui dans cette voiture ?… 

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