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Et c'est celle de...

Denys DE JOVILLIERS

Charles-Arthur

Il y a deux branches de Marchal[1] dans la vallée. C’est parti de Charles-Arthur, né à Vitry-sur-Glesne[2] en 1773 d’après la gravure toujours visible sur la chapelle funéraire du caveau familial. Charles-Arthur Marchal, un rejeton qui surprit son monde en s’engageant dans l’armée révolutionnaire pour occire du royaliste, histoire de venger un lointain aïeul qui perdit la vie sous la hache du bourreau pour avoir déplu à son suzerain couronné. Son audace et son courage lui valurent d’être remarqué, aussi prit-il très vite du galon. Le jeune capitaine fut bientôt envoyé en Vendée où il massacra quelques irréductibles et mit le feu à leurs maisons. Puis il suivit Bonaparte en Italie.

Ses blessures à Arcole et Rivoli émurent la République et ses parents gardèrent la jouissance de biens que d’autres s’étaient vu confisquer. Une fois rétabli, on le promut aux basses besognes, il en fallait bien un qui endossât les crimes, ce fut lui. Il n’épargnait pas sa peine, il semait la terreur sur son passage et il finit par aimer ça. Lorsque des paysans hostiles aux Français fuyaient son arrivée pour s’être compromis en hébergeant des soldats autrichiens, il leur laissait un peu d’espoir et les laissait filer le temps d’incendier leur village, puis il leur courrait derrière en faisant tournoyer son sabre. Gare aux fuyards ! Il éperonnait son cheval qui se ruait sur eux et il en trucidait pour l’exemple autant qu’il pouvait à grands coups de moulinet, à grands ruisseaux de sang. En somme il se sacrifiait en s’exposant seul à la colère du Tout Puissant. Il chercha des contreparties, car à la longue de telles pratiques minent le moral des troupes et conduisent en enfer. Lorsque l’heure fut venue de sonner la fin des combats et d’administrer les territoires conquis, le repenti trouva le moyen de rester en Italie. Envoyé à Rome, il ôta ses bottes, rangea sa paire de pistolets dans un coffret, glissa son grand sabre dans son fourreau et devint amateur d’art.

 Il s’éprit d’archéologie et durant quelques semaines l’émissaire épousseta des crânes au fin fond des catacombes, priant les Saints Martyrs d’intercéder auprès de Saint Pierre pour le salut de son âme. Mais la poussière et la fumée des lampions le faisaient tousser. Il abandonna sa marchandise à de pieux amateurs et, d’un seul élan, regagna la lumière et le grand air. Il prit ses aises dans les quartiers Renaissance, s’adonnant avec méthode et clairvoyance à des pillages salvateurs. Selon le protocole, il fit emballer moult sculptures et autres tableaux de grands maîtres qui célébraient la gloire divine. Il en prélevait quelques exemplaires par-ci par-là qu’il convertissait en pièces d’or auprès de marchands peu regardants et s’octroyait quelques primes sur le dos des habitants en échange de faveurs qui adoucissaient leur quotidien. Ses services émérites furent salués quelques années plus tard par la remise d’une belle paire d’épaulettes, des épaulettes dorées, des épaulettes de général garantes d’une bonne réputation, des épaulettes qui, en s’y prenant bien, lui assureraient des jours heureux et une gloire éternelle dont ses descendants pourraient s’enorgueillir à leur tour.

Waterloo, le choléra et l’occupation des troupes de la coalition n’ébranlèrent guère le moral du général Charles-Arthur Marchal, l’opportuniste vécut deux belles années à Paris avant de décider son retour au pays. Ses frères enrôlés dans un régiment de dragons de la Grande Armée étaient tombés quelque part en Russie. Ses parents attendaient d’embrasser l’aventurier audacieux qui, avaient-ils appris, avait survécu à tous les périls. Ses mœurs s’étaient adoucies, on oublia son ingratitude et il fut accueilli en héros. Après la fête, il s’inquiéta de l’état du domaine familial. Il redistribua les rôles entre les commis, révoqua le régisseur paresseux que ses parents avaient recruté pour les seconder en l’absence de leurs fils, et prit les choses en mains. Il logea d’abord son étalon noir dans un box aménagé pour lui. Il en ajouta un second pour la jument qui rejoignit bientôt son écurie. Puis il réhabilita le pavillon du gardien afin d’y installer ses parents. Enfin il se fit aménager de beaux appartements dans la maison forte que les cosaques avaient dévastée.

Ce qu’il avait connu à Rome et plus tard à Paris lui avait donné des idées. Il agrandit les fenêtres et la cage d’escaliers, fit refaire les planchers et boiseries que l’occupant avait arrachés et brûlés, remplaça les âtres moyenâgeux par d’élégantes cheminées de marbre et demanda qu’on lui peignît de beaux plafonds ornés de corniches et moulures, après quoi il contempla son œuvre. Il lui manquait une descendance. Il décida de se laisser pousser des moustaches de dignitaire et prit l’habitude de se les friser tous les matins devant un miroir d’étain car, durant son périple guerrier, le poil du conquérant était devenu raide, un poil de sanglier qui sinon eût rebuté les dames dont il lui fallait gagner les faveurs par des approches moins brutales que celles qu’il avait pratiquées à la hussarde. Hélas il ne parvint jamais à leur donner la souplesse attendue, encore moins le petit plus chatouillant qui fait rire et s’incliner du bon côté, ses maudites moustaches le trahissaient au réveil et il dut se les couper. C’était un signe, le reste du bonhomme était damné aussi.
  
Ainsi rajeuni, il s’emballa et ses vieux démons le conduisirent à commettre quelques excès. Le vigoureux quadragénaire se trouva contraint d’épouser précipitamment la demoiselle bien dotée d’une famille de maîtres de forges. Elle lui donna sans attendre deux enfants, deux beaux jumeaux que vint saluer la parenté soulagée. Dans la foulée il s’ennoblit d’un blason et d’une belle signature où l’on pouvait reconnaître ses initiales entremêlées. La maison forte avait été embellie, mais elle ne lui suffisait plus. À la mort du beau-père il se fit construire un vrai château au bord de la Glesne, à la sortie de Vitry. Il y transporta ses trésors et se lança dans les affaires industrielles.

C’est lui qui fit construire le barrage en amont du village pour la retenue du canal qui dévie aujourd’hui encore une partie de la rivière. Elle fournissait à l’époque assez d’eau pour deux moulins. Le premier servait la scierie adossée à la maison forte. Il tournait encore avant la guerre. Le second était rattaché à la nouvelle forge installée le long du parc du château. En 1850, à la mort du Général, les deux héritiers se sont mis d’accord pour se partager les moulins et ce qu’il y avait autour. Depuis il y a des Marchal du haut et des Marchal du bas. Mais il était écrit que la descendance de Charles-Arthur Marchal serait maudite pour l’éternité. Le haut et le bas ne s’entendirent jamais, ni pour le réglage des vannes qui distribuaient l’eau indispensable au fonctionnement des moulins, ni pour le reste. Lorsque la tension fut à son comble survint une horrible affaire.

L’héritier du bas accusa son jumeau de l’avoir grugé. Il exigea que l’on revînt sur les clauses du partage. Celui du haut n’eut que faire de ses menaces, il ne voulut rien savoir considérant que le château était un bel avantage comparé à l’austère maison forte. Pour se venger et récupérer ce qu’il estimait lui revenir, l’enragé du bas aurait porté la guerre au monde entier, car personne, non personne, ne voulait l’entendre et se mêler d’une affaire qui ne sentait pas bon malgré les recours instruits auprès d’autorités compétentes. Il dut faire selon ses moyens. Il conçut un ignoble stratagème. Il feignit vouloir se réconcilier avec son frère et, pour sceller la paix, l’invita à un banquet dans la grand-salle du château où il fit servir les têtes bouillies des trois neveux qu’il venait d’enlever[3]. L’affaire fut étouffée pour éviter tout risque de contagion. En 1856 le monstre se pendit sans se repentir et, avec le temps, on finit par oublier ou se dire que cette ignoble histoire n’était qu’une invention de mauvais goût, un mensonge pour faire peur aux enfants, un affront à la légende du bon Saint Nicolas qui lui, au moins, était allé s’asseoir sur le tonneau du boucher pour réveiller les innocents massacrés.

Depuis, les tensions entre le haut et le bas se ravivent de temps en temps. Parfois pour des broutilles à dormir debout. En 44, les Allemands avaient cru régler la querelle à leur manière. Avant de déguerpir ils ont fait péter les installations du bas, la forge et son moulin parce qu’ils l’avaient transformée en atelier militaire, et le château où ils avaient entreposé des documents, du petit matériel et des munitions qu’ils ne voulaient pas laisser aux Américains. Mais ça n’a rien arrangé du tout. Ceux du bas ne s’en sont jamais remis, ceux du haut ont eu leur lot de mauvaises surprises et ce fut un nouveau prétexte pour en découdre entre cousins. Aujourd’hui, il n’en reste que deux, deux phénomènes, un par branche, Charles pour le haut, Arthur pour le bas.


[1] Toute ressemblance avec des familles du même patronyme serait purement fortuite.

[2] Village imaginaire.

[3] Allusion au festin offert par Atrée à son frère jumeau Thyeste (mythologie grecque).

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