Lagneau patrick24 nouvelles 32024

Et c'est celle de
Patrick LAGNEAU

L'album photo

— J’adore celle-là, me dit mon grand-père. C’est au printemps que je l’ai prise. C’est tout l’intérêt des photos. Elle fige un instant magique pour l’éternité. Tu vois le courant de la rivière ?
— Oui, les ronds dans l’eau, là ? dis-je en montrant du doigt des remous statiques. C’est là que j’ai lancé des cailloux en les visant.

— Oui, et c’est ce jour-là que je t’ai appris à faire des ricochets…
— Oh, je m’en souviens comme si c’était hier… J’étais fasciné par les rebonds des galets plats sur l’eau…
— Et celle-là, tu ne peux pas t’en souvenir, tu n’étais pas avec moi… Regarde comme la couleur mauve de la lavande donne un effet de profondeur à la photo !
— Ah oui, c’est magnifique !
— Elle a été prise dans les Alpes de Haute-Provence … C’était pendant les vacances 74, je crois.  Du côté de Valensole… Tiens, rien qu’à regarder la photo, je sens encore le parfum de la lavande…
— C’est peut-être le désodorisant des toilettes que tu sens, là, lançai-je en riant.

Mon grand-père arbora une moue de réprobation forcée.

— Tu manques de poésie, bonhomme !
— Mais non, c’était pour rire…
— Je sais, répliqua-t-il en tournant une page de l’album en souriant. Tiens, regarde plutôt celle-ci !

En arrière-plan, une rangée de conifères à flanc de coteau longeait une mare d’eau translucide avec un contraste de couleurs extraordinaires. Le centre n’était que le reflet bleu du ciel et rien qu’à le regarder, je me sentais aspiré par des profondeurs invisibles. Tout autour, un mélange de vert émeraude et de jaune ocre teinté de miel colorait une couronne qui explosait au milieu d’une étendue blanche…

— C’est du sable tout autour ? demandai-je.
— Eh non, bonhomme ! Ce sont des sédiments meubles, une sorte d’argile grisâtre, résultat de la décomposition de matériaux volcaniques durs. Cette photo a été prise à Yellowstone aux États-Unis. C’est un parc qui se trouve sur un énorme volcan. L’épaisseur de la croûte terrestre de la planète va de soixante-dix kilomètres à trente-cinq kilomètres au fond des océans. Ici, elle est de cinq kilomètres seulement. C’est une vraie poudrière. Cette photo en est le symbole. J’en suis très fier.
— Et là ? C’est où ? dis-je en regardant une nouvelle photo qui venait d’apparaître.
— C’est Grassi Lake au-dessus de Canmore dans les Rocheuses canadiennes.
— Ce mélange d’eau et de végétation, de vert, de jaune et de bleu est magnifique. On dirait presque que c’est une aquarelle…
— C’est vrai. Pourtant, il n’y a rien de plus naturel. Ce sont des endroits magiques que j’aimerais revoir.
— Tu pourras peut-être y retourner un jour…
— Un jour…

Son regard se troubla et je ressentis à cet instant toute une vague d’amertume. J’avais le sentiment que son album photo représentait un passé auquel il était très attaché. Je sus d’instinct qu’il me fallait le ramener à cette réalité photographique. Je tournai moi-même la page suivante pour découvrir une gondole devant l’arche d’un pont.

— Là, je suppose qu’il s’agit de Venise…
— Oui, oui, confirma mon grand-père en reprenant ses esprits. Il s’agit du Rialto.  Nous y avons passé une semaine merveilleuse avec ta grand-mère.
— C’était votre voyage de noces ?
— Non, pas du tout. C’était un cadeau de Noël offert par tes parents et tes oncles et tantes…

Encore une fois, je compris qu’il se retrouvait là-bas par la pensée. Il était temps de passer à autre chose. Je tournai une nouvelle page dont les deux photos qui se faisaient face me sautèrent aux yeux par leurs couleurs à la fois lumineuses et sombres.

— Là, ce sont des peintures… Mais je les trouve bizarres quand même…
— Tu as raison. Mais ce sont des projections de toiles de Van Gogh. C’était un spectacle en immersion dans un endroit qui s’appelle les Carrières de Lumières aux Baux-de-Provence. Ce sont de vieilles carrières de calcaire qui ont été aménagées en une formidable salle de projection sur l’ensemble des murs et sur le sol. Le public peut déambuler sur fond musical pendant la projection d’images mouvantes. C’est la raison pour laquelle on dit que c’est un spectacle immersif. Sur la photo de droite, tu as « La nuit étoilée », et sur celle de gauche « Terrasse de café le soir ». Un grand moment. Tu pourras demander à tes parents de t’y emmener à l’occasion de vacances. Le thème du spectacle change tous les ans.

— Tu l’aimes bien cet album photo, hein ?

Mon grand-père réfléchit quelques instants, puis il le referma.

— Oui. Il renferme les plus beaux moments de notre vie avec ta grand-mère. Tout un symbole.

*

Je maintenais le précieux album contre moi. Tous ces souvenirs que j’avais découverts avec mon grand-père étaient si présents à mon esprit… La rivière et les ricochets… La lavande…  Yellowstone… Grassi Lake… Le Rialto à Venise… Van Gogh... Je ressentis une tension presque palpable dans la pièce.
C’était l’heure.
Je m’avançais lentement.
Calme et serein.
Conscient de la gravité de l’instant.
À quelques centimètres de mon grand-père, j’inspirai profondément puis déposai l’album à côté de lui.
Un dernier regard.

Les employés des Pompes funèbres posèrent le couvercle sur le cercueil.

Malgré ma tristesse, j’étais soulagé.
Quel que soit l’endroit où il se trouvait maintenant, je savais que mon grand-père était heureux.
Il avait retrouvé ma grand-mère.
Ensemble, ils feuilletaient leur album photo.

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