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Par Jean-Luc QUÉMARD

(Cette participation de Jean-Luc est la dernière puisqu'il a décidé de quitter PLUME pour se lancer dans de nouveaux projets personnels. Nous lui souhaitons bonne chance et le remercions pour toutes ses contributions à cette rubrique.)
 

Verdun, la cité esclavagiste du haut Moyen-âge

L’esclavage, exploitation de l’homme par l’homme, remonte au début de la sédentarisation des peuplades. Suite à la découverte de l’agriculture et de l’artisanat qui se développent grâce à l’intelligence, les plus éclairés d’entre eux vont tirer profit de cet accroissement en commerçant vers d’autres régions, voire d’autres continents où les peuples ne sont pas encore en mesure de produire ou d’acquérir, mais dont les richesses sont convoitées, l’or, le cuivre, les épices, les tissus etc... C’est ainsi que va se déployer le commerce de certains humains qui vont servir de monnaie d’échange. Ces individus n’appartiennent pas à ces peuples progressistes au faîte de la richesse intellectuelle, cultuelle et commerciale. C’est ainsi que l’homme, païen, inculte, pauvre, corvéable ou endetté ne correspondant pas à ce que l’Église défend (la chrétienté) ou réprouve, va subir le sort néfaste de son asservissement. La courte étude suivante permet de se rendre compte que l’esclavage ne concerne pas que les individus issus du continent africain comme beaucoup d’entre nous ont tendance à le croire. En Europe, la traite des hommes sévit particulièrement du VIe au XIe siècle.

En France, il faut remonter à la fin du VIIIe siècle pour retrouver les traces de l’esclavage, du moins de son commerce qui se développe durant les IXe, Xe et XIe siècle. Verdun est alors une des cités les plus sollicitées pour le trafic de ces êtres humains. En effet, elle est située stratégiquement sur le couloir commercial mosan qui permet des échanges fructueux avec le Nord et le Sud, mais aussi avec les régions situées à l’Ouest (à cette époque, la Francia occidentalis) et l’Orient (la Francia orientalis), qui deviendra sur un vaste territoire, le Saint-Empire germanique. Les routes construites à l’époque gallo-romaine et les voies navigables telle la Meuse (Mosa) permettent ces échanges. Verdun, de par cette situation géographique est un carrefour important qui permet l’acheminement commercial, artisanal et le trafic d’êtres humains. Cette cité va voir fleurir ce négoce si particulier d’esclaves venus de l’Europe centrale, les Slaves (nom qui donne étymologiquement le mot esclavage).

Déjà sous Louis le Pieux (fils de Charlemagne), ces sous-hommes selon la pensée cultuelle de l’époque, principalement païens sont chassés de leurs territoires de l’Est lors des guerres ou conflits religieux pour la traite commerciale. Il s’agit d'hommes, mais aussi de femmes et d'enfants. Les hommes jeunes ou adultes subissent dans des conditions déplorables où l’hygiène fait défaut, « la castration ou l’émasculation », une mutilation sexuelle qui rend l’homme stérile. Cet acte de barbarie est effectué principalement par les marchands juifs, spécialisés dans ce domaine, étant reconnus comme confessionnellement neutres et maîtrisant ce commerce (selon certains historiens). C’est ainsi que Verdun devient principalement une place où s’effectue ce genre d’intervention chirurgicale pour transformer les individus mâles en eunuques. Ces derniers, ensuite sont vendus pour approvisionner les marchés de l'Islam andalou. À cette époque, le négoce des castrats s’effectue sur une place dite « du marché aux esclaves » que l’on situe aujourd’hui sur la place Galland (À cette époque, cette place où aboutit la voie navigable est séparée de la ville fortifiée et gardée).

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La castration Verdun au moyen âge, la croix indique
la place Galland actuelle

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Le marché aux esclaves au Moyen-Âge
 

Le rayonnement de Verdun

Le rayonnement de Verdun au Xe et XIe siècle est dû principalement à ce commerce qui repose sur un trafic important portant sur la traite des esclaves et qui a le double mérite d’être à la fois lucratif et en osmose avec le prosélytisme religieux. Ces esclaves sont pour la plupart d’entre-deux des prisonniers saxons païens et concentrés sur Verdun principalement. Après leur opération, ils sont convoyés vers l’Espagne musulmane et le Moyen-Orient pour alimenter des corps militaires spéciaux appelés « les mamaliks » ou plus tard les mamelouks. Ce trafic est pratiqué avec l’agrément de l’église par les juifs râdhânites(1), qui sévissent notamment dans le couloir rhodanien afin d’en contrôler les itinéraires vers le midi de la France.

« L'Église à cette époque exerçant sa suprématie morale sur la société ne trouve rien à redire à cet esclavage qui se distingue assez peu du servage (condition servile de la paysannerie sous Charlemagne puis des rois carolingiens), à partir du moment où il s’agit de païens. Toutefois, elle stipule simplement que les esclaves soient bien traités, au mieux, baptisés ». « Cette dernière affirmation va à l’encontre de ce pour quoi ils sont rendus à l’esclavage. Dans les conditions du baptême, ils doivent alors retrouver leurs droits à l’existence d’hommes libres… Il y a là, une contradiction… ».

Les effets néfastes sur l’individu

Si cette opération est effectuée avant la puberté, le jeune homme devient pubescent, sa voix se modifie et son allure tend à la féminité, ses membres ne se développent pas et deviennent grêles. Après la puberté, l’individu ne peut plus procréer, son désir sexuel devient caduc, sa morphologie peut se transformer par le développement des seins. Dans les pays musulmans, ces châtrés sont accueillis favorablement, car les femmes dans les harems des émirs ou autres dignitaires ne risquent ni d’être agressées sexuellement ni courtisées. Cependant, soumis, ils sont souvent l’objet de la part de leurs gardiens à des pratiques sexuelles que peuvent éventuellement réprouver les moralisateurs.

Les routes de l’esclavage

Les guerres ou les invasions cultuelles des régions de l’Est, voire de l’Europe centrale, génèrent un grand nombre de prisonniers slaves (Anglo-saxons, Germano-Slaves, Celtes de la région de l’Elbe, de la Saale, du Main) qui sont déportés et alimentent en grand nombre un commerce actif entre l’Espagne musulmane, Venise et l'empire arabe du sud de la Méditerranée. Ils rejoignent en premier lieu la place de Verdun idéalement située. Reconnue comme étant la manufacture d’eunuques, elle est le plus grand centre du haut moyen âge de la redistribution de la denrée humaine, où les esclaves sont systématiquement émasculés. Un quart environ d'entre eux ne survit pas à cette brutale mutilation. Les autres sous bonne escorte gagnent la région de l’Andalousie en Espagne musulmane ou Venise puis de là, ces castrats embarquent vers les ports orientaux sous la surveillance de leurs nouveaux maîtres en direction du continent africain et le sud Orient (les pays musulmans actuels) où les échanges commerciaux se développent grâce à leurs richesses minérales, agricoles et artisanales. Ce commerce d’esclaves païens et même parfois chrétiens suit également des routes bien connues vers l’Italie par la vallée du Rhône et les cols des Alpes orientales de même que vers l’Est par la Pologne et les fleuves russes vers l’Orient musulman.
C’est par cette dernière route passant par Kiev (en Ukraine actuelle) que l’orfèvre, Nicolas de Verdun, accomplit son voyage à Verdun.

Afin d’appuyer ces affirmations, je cite un extrait du livre de l’auteur Daniel Rondeau "Tanger et autres Marocs" paru aux éditions Gallimard en 2000 :

(Parlant de Tanger) "Pendant ce temps-là, tout en haut de la carte, des marchands, juifs radhanites, descendaient les rivières et les fleuves, le Rhin, la Meuse, la Saône et le Rhône. Dans les flancs de leurs bateaux, des fourrures et des épées, mais aussi des hommes enchaînés, arrachés aux plaines de Saxe et du pays d'Angeln (2), à la Dalmatie, aux Balkans, aux forêts d'Istrie, d'abord parqués à Kiev et à Ratisbonne, puis castrés à Prague et à Verdun, hauts lieux de la fabrication des eunuques. Un œcuménisme intéressé présidait à ce commerce cruel. Les Juifs s'enrichissaient, les Arabes consommaient ces beaux garçons de lait, voués à la minauderie. L'église prêtait ses monastères et donnait sa bénédiction."
Il est opportun de citer également Edward Gibbon (historien britannique, 1737-1794, connu pour être un spécialiste de l’antiquité romaine sur la période du christianisme, IIe siècle jusqu’à la chute de Constantinople en 1453), à propos de ces abominations, il évoque Liutprand (3) : « Graecis vocant, amputatis virilibus et virga, puerum eunochom, quos Verduneres mercatores ob immensum lucrum facere solent... » (Les Grecs appellent eunuque un garçon amputé d'une verge virile, que les marchands de Verdun ont l'habitude de faire avec un immense profit.)
 

Au passage, il s'étonne de trouver, en Lorraine, au Xe siècle, de si actives spéculations. Les esclaves châtrés étaient livrés aux harems et aux cours orientales.

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La carte du trafic humain au Moyen-âge


En conclusion, il apparaît que ces faits sont encore aujourd’hui méconnus, voire inconnus des Meusiens et surtout des Verdunois. Aucune trace en ville ni même sur la Place Galland ne mentionne ces actes de barbarie qui pourtant font partie de l’histoire de la cité. Est-ce un oubli volontaire pour ne pas froisser les confessions cultuelles ou un oubli dû au temps qui passe ?... S’il est important pour les générations de connaître l’histoire de Verdun la martyre en 1916, elle ne doit pas occulter celle-ci nettement plus sombre et moins glorieuse, désormais si lointaine.

Dorénavant, en passant sur cette place dépourvue d’une plaque commémorative et de toutes traces d’un passé révolu, j’aurai une pensée émue à l’égard de ces miséreux venus, forcés et contraints, enrichir un commerce inhumain que la morale réprouve.


(1) Descendants de juifs installés en France durant l’antiquité. Ces marchands parlent arabe, persan, grec médiéval, byzantin grec, l’ancien français (franc), espagnol et slave. Leur foyer se situerait dans la vallée du Rhône.

(2) La péninsule d'Angeln (en danois : Angel) est un diverticule de la péninsule du Jutland situé sur la côte orientale du Schleswig-Holstein, en Allemagne.

(3) Historien italien, né vers 922, mort vers 972. D'une noble famille lombarde, il vécut à la cour du roi Hugues (945).


Sources :

Ouvrages consultés à la bibliothèque d’études de Verdun et au service des archives municipales :

Les documentaire meusiens n° 24

Traite et esclavage dans la vallée de la Meuse de Charles Verlinden, 1955, université de Gand

L’histoire de la Lorraine de Robert Parisot, éditions Hachette - 1919

L’art mosan de Pierre Francastel et Félix Rousseau, édition de 1970  

Ouvrage personnel : L’histoire de Verdun d’Alain Girardot, éditions Privat - 1991

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Commentaires

  • Régine  Licciardi

    1 Régine Licciardi Le samedi, 01 avril 2023

    Grâce au ciel pour les Verdunois actuels les mœurs ont changé !
    Merci.pour cette page d' histoire étonnante et inattendue .
    Jean - Luc , belle réussite pour vos projets à venir

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