Concours nouvelles 12023

Premier Prix

La Plume
de Daniel AUGENDRE
(Saint-Raphaël - 83)

    La plume virevoltait légèrement dans une petite brise marine qui ne parvenait pas à faire frissonner les houppiers des grands parasols maritimes du bord de mer. Elle dansait gracieusement au gré du souffle tiède, tournoyait mollement, puis tourbillonnait brièvement dans une spirale dont elle s’échappait par une pirouette espiègle.
    En observant son erratique ballet, je me plus à imaginer qu’elle écrivait je ne sais quel texte sur le fond bleu du ciel. C’est sans doute à cause de cette pensée que je la ramassai quand elle vint, épuisée par sa chorégraphie aérienne, se poser à mes pieds. Je la pris dans ma main et en admirai la structure. C’était une rémige de grande taille, -d’un goéland, sans doute-, aux barbes blanches soyeuses et luisantes. La hampe creuse était suffisamment forte pour pouvoir être taillée en « plume d’oie » comme le faisaient nos aïeux. Je la mis entre deux pages de mon livre pour ne pas en froisser la filamenteuse parure.
    De retour à la maison, munie d’une lame de rasoir, je taillai précautionneusement en pointe le calamus de ma jolie petite danseuse. Je vidai trois cartouches d’encre d’un vieux stylo dans un godet et y plongeai le bec de la belle penne. Puis, je la posai doucement sur une feuille de papier blanc. Elle hésita d’abord, comme si elle testait ce support puis je la sentis frémir entre mes doigts. Je devinai, confusément, son désir d’évoluer à nouveau. Alors, elle s’est enhardie et a commencé à faire quelques ronds de jambes, avec d’élégants pleins et déliés. Puis, elle mima des mots qui s’enchaînaient gracieusement en un mouvement de phrases.
   Je dus l’arrêter pour plonger son petit bec dans l’encrier mais, sitôt posée à nouveau sur la feuille, elle repartait, vive et légère. Elle sautillait pour dessiner les accents et la ponctuation, semblait s’envoler pour marquer les espaces, faisait le grand écart pour changer de paragraphe. Aussitôt posée à nouveau sur le papier, elle continuait ses arabesques alphabétiques avec un entrain, une fougue que seule, sa soif d’encre, parvenait à interrompre.
    Elle ne s’arrêta, exsangue, que lorsque le godet d’encre fut tari. Quant à moi… je ne ressentais pas cette fatigue qui m’accompagne, généralement, quand il m’arrive d’écrire, d’un seul jet, plusieurs pages.
    J’avais hâte de me relire. J’étais un peu méfiant sur la qualité de mon texte car je l’avais écrit, m’avait-il semblé, d’un seul souffle, comme cette brise marine qui avait déposé, époumonée à mes pieds, mon aérienne danseuse.
    La lecture m’étonna. La relecture me ravit. J’avoue, en toute humilité, que j’avais rarement écrit aussi légèrement. Mon style était fluide, allègre. Les mots foisonnaient de douces voyelles et les consonnes n’étaient pas rudes à entendre. L’ensemble avait cette sonorité chantante du parler italien… quand on ne le comprend pas : Non pas un torrent tumultueux mais un ruisseau rapide et bruissant. Un chant.
    Cette qualité de style me surprit, d’abord agréablement, puis m’intrigua. Pourquoi ? Oui, pourquoi ce changement ? Pouvait-il y avoir une relation entre « l’écrivain » dans son sens le plus humble, et son « instrument écritoire » ? (Je répugnai à nommer ainsi ma jolie plume blanche).

    Troublé, je relus mon avant-dernier texte. Je l’avais écrit quelques semaines après la naissance de ma petite-fille et j’en avais apprécié la douceur du style. J’en étais assez satisfait parce qu’il recréait, me semblait-il, assez bien, l’ambiance veloutée dans laquelle se déroulaient toutes les phases de soin, de tétées, d’endormissement du nourrisson.
   
À bien y réfléchir, maintenant j’en étais sûr, je l’avais écrit avec un stylo « feutre » !

    Intrigué par cette constatation, je poussai plus antérieurement ma recherche. Le texte précédant n’était pas une nouvelle ou un récit : C’était une lettre d’engueulade que j’adressai à un soi-disant « Éditeur organisateur de concours littéraires ». En fait, un indigne marchand de soupe : J’avais remporté un premier prix qui était récompensé par la publication, « à compte d’éditeur », d’un recueil de mes nouvelles. J’avais reçu, pour signature, le contrat. J’y découvris qu’il stipulait, malhonnêtement, une clause que le règlement du concours ne mentionnait pas : L’édition ne pouvait démarrer qu’après que le lauréat ait fourni une liste de quatre-vingts souscripteurs ! A quinze euros le livret, l’éditeur aurait, d’abord, empoché mille deux cents euros… c’est-à-dire plus qu’il ne lui en aurait coûté pour publier mon premier prix !

   Je ne m’étais pas gêné pour dire, à ce charlatan, tout le « bien » que je pensais de son escroquerie. Ma déception aidant, j’avais été cinglant et véhémentement réprobateur.
  Je relus ma lettre. Sa violence me surprit. Les mots étaient rudes, acérés, blessants. Je le clouai au pilori.
    J’avais exprimé mon indignation avec une pointe BIC !

   Il me souvint alors que j’avais renoncé, depuis longtemps, à écrire directement mes textes avec une machine à écrire ou le clavier d’un ordinateur : Je trouvais mes phrases désagréablement heurtées. Mon style était haché, saccadé, avec cette brusquerie qui caractérise les reportages des correspondants de guerre.
   J’opposai cette écriture « mécanique », faite de frappes digitales sonores sur les touches à ressort, avec la légèreté de ma plume taillée, dansant gracieusement, glissant, sautillant sur le papier blanc.
    Staccato contre glissando…
    J’ai dû ranger, contrit et nostalgique, ma belle rémige dans un vieux plumier laqué qui me vient de mes grands-parents…
   C’est que je ne trouve plus, dans nos papeteries, des flacons d’encre pour étancher sa soif !

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