Dubourg daniel 64 nouvelles 22023

Et c'est celle de Daniel DUBOURG

La petite reine d'Edmée

  Depuis mon arrivée au village, voici trois ans, j’achetais mes légumes, mon lait, mes œufs et ma viande chez Edmée. Il était maintenant à la retraite et son fils avait repris la ferme, poursuivant culture et élevage comme son père le lui avait appris, c’est-à-dire sans épuiser sa terre, en la respectant et en ne cherchant pas à produire à tout prix et pour n’importe quoi. Ah ! bien sûr, Edmée n’avait pas fait fortune, et son fils qui ne roulerait jamais sur l’or était bien parti pour être heureux, s’il ne l’était pas depuis bien longtemps, loin des quotas. Aujourd’hui, le retraité prenait plaisir à accueillir et servir les clients avec bonhomie.
  Notre homme était simple, le cœur sur la main, la poignée franche, le regard droit et chaleureux, le sourire en bandoulière et la plaisanterie subtile et facile. Jamais il n’oubliait de vous glisser une bricole dans le panier, tout en vous demandant comment vous alliez, vous et votre petite famille. Et au printemps, les enfants repartaient toujours avec une poignée de fraises ou de cerises. On se trouvait donc bien en sa compagnie. De plus sa carrure élancée, sa sveltesse et sa souplesse témoignant peut-être d’un passé sportif rompu à l’effort rassurait. 

Si nous parlions de tout et de rien, du quotidien, il nous arrivait de nous attarder sur les sujets les plus divers ; nous faisions plus ample connaissance à chaque fois. J’avais très vite senti que cet homme-là était fait d’un bois rare porteur de sève et de richesse. Il ne se plaignait jamais, disait des mots empreints d’optimisme et d’ouverture d’esprit. Jamais de propos sectaires, racistes ou blessants. Pour lui, tout devait être échange, aide, bienveillance, compréhension et compassion. Un vocabulaire tendant à devenir rare…

  Un samedi d’hiver que j’étais venu remplir mes deux paniers et que le vent frais soufflait fort dans les saules de l’étang voisin en contrebas, Edmée me demanda si j’accepterais de venir goûter sa confiture de vieux garçon. Cette invitation me touchait et j’avais du temps devant moi, ayant décidé de n’ouvrir ce jour-là aucun de mes manuscrits en chantier. Comme je n’avais jamais entendu parler de ce genre de préparation, Edmée m’expliqua qu’il la réalisait en remplissant une grande jatte de tous les fruits rouges qu’il récoltait du printemps à la belle saison, en y ajoutant vin rouge et sucre au fur et à mesure. Elle était maintenant à point, sa confiture. « Rares étaient les vieux garçons qui savaient cuisiner autrefois, disait-il. Et c’est bien pour ça qu’ils se fabriquaient souvent leur confiture qui n’en a que le nom ! Elle n’est pas bien forte en alcool, car celui-ci a bien eu le temps de s’évaporer ! N’ayez crainte, vous marcherez droit en sortant d’ici ! »

  Et c’est ainsi que je me retrouvai enfoui dans un profond fauteuil face à une cheminée où crépitait un feu ronflant qui lançait des escarbilles de chêne sur la pierre du sol. Bientôt, j’eus en main un petit ramequin en grès contenant la fameuse préparation que je devais touiller à l’aide d’une cuiller en argent pour faire émerger l’arôme subtil de fruits rouges marinant dans un sombre sirop épais

  En entrant dans la maison, j’avais remarqué, accroché à un mur du large couloir, un vélo de course d’un autre temps, d’une époque passée, presque en excellent état, mise à part sa roue avant, fortement voilée, qui avait dû rencontrer des obstacles, vu sa forme originale plus proche du 8 que du cercle.

  Nous évoquâmes l’hiver qui s’annonçait rude, les récoltes, les campagnes désertées, esseulées et vieillissantes, mais aussi l’incomparable qualité de la vie campagnarde. De temps en temps, chacun s’arrêtait pour déguster une cuillérée de confiture qui en appelait une suivante. Le breuvage était doux, juste corsé à point, grâce à une pointe de vanille, de piment de Cayenne et de gingembre. Ah ! il y avait de vieux garçons fort inventifs !

  « Vous comprenez, on l’assaisonne à son goût. Moi, je l’aime comme ça ! » avait expliqué le paysan qui m’en proposa une nouvelle louchée.

Ce n’était pas très raisonnable, même si j’avais la garantie d’une mixture supposée sans alcool et d’une gendarmerie lointaine. Je refusai donc, en soulignant que la confiture était délicieuse.

  Sur une table basse toute proche, une coupelle de mirabelles séchées et de pâtes de fruits me faisait les yeux doux. Je ne pus non plus résister à cet appel et, tout en bavardant, je m’en servis généreusement, les laissant séjourner en bouche pour que le goût envahisse mes papilles.

  Edmée me demanda où j’en étais de mon écriture et me posa force questions sur cette passion qui lui était inconnue. Il m’invita à lui porter la prochaine fois plusieurs de mes ouvrages, confessant qu’il ne lisait pas assez, mais qu’il tentait de rattraper le temps perdu.


  — Si c’était à refaire, dit-il, j’irais plutôt vers la peinture, la photo. Toute ma vie de paysan, j’ai avalé des paysages, des rivières, couru des forêts, des collines, côtoyé des animaux. C’est ma culture, vous comprenez !

  — C’est bien pour ces raisons aussi, que je suis venu vivre au village, vous savez !

 — Et j’ai toujours été passionné par les machines, les tracteurs, poursuivit-il. Surtout par les vélos ! Les tracteurs, c’est venu plus tard, à la suite de rencontres.

  — Vous n’avez donc pas toujours été agriculteur et éleveur ?

  — Non, ce n’est venu que plus tard, et c’est mon amour pour le vélo qui m’y a conduit en ligne droite !

  — J’ai été très étonné de voir accroché dans votre couloir un vélo de course d’une autre époque, dont la roue avant a bien souffert.

  — C’est le tout dernier, avant que je n’arrête la compétition. Et c’est à lui que je dois ma paisible existence en ce lieu magnifique.

  — Parce que vous faisiez des courses cyclistes ?

  — Si j’en ai fait ? Une centaine en une quinzaine d’années. Et la dernière a eu lieu ici même. Plusieurs victoires régionales, depuis tout gosse. Vers les vingt ans, on m’a fait miroiter une carrière professionnelle… qui n’a jamais existé. C’était dur. Un vélo coûtait cher aux parents, achat et entretien compris ; et en rentrant du lycée et de l’apprentissage, je m’entraînais régulièrement, chaque jour, par tous les temps, sans oublier de faire mes devoirs. Enfin, c’était une autre époque, une bien belle époque !

  — Vous alliez donc au lycée depuis le village, à ce moment-là ?

  — Non, j’habitais la ville avec ma famille.

  — Je dois donc comprendre que vous n’êtes pas paysan et que vous êtes venu vivre ici par la suite ?

  — En effet ! Et parce que j’étais coureur cycliste !

  — Vous m’avez dit que la dernière a eu lieu ici. Comment ça ?

  J’avouai ne pas bien comprendre comment Edmée avait découvert sa vocation de fermier, tout en habitant en ville et parce qu’il faisait des courses cyclistes.

 — Mais, dites-moi ; qu’est-il arrivé à votre roue avant pour qu’elle soit plus que voilée ?

  — C’est une sacrée histoire, toute simple, originale et inhabituelle. Et quand je vous l’aurai contée, vous ne serez pas étonné que je garde en souvenir ce vélo qui n’aurait aucun attrait particulier, si ce n’est qu’il marque le début de toute ma vie ici. Vous allez rire…


  Mon hôte, qui avait discrètement servi de fines tranches de fuseau lorrain bien sec, se cala dans son fauteuil, non sans m’avoir proposé une nouvelle ration de cette fichue confiture qui vous aurait déluré le plus intègre des trappistes.

  — Comme je vous l’ai dit, j’ai beaucoup couru. A l’époque de mes vingt ans, il y avait ici un critérium fort réputé qui était doté d’une prime rondelette attribuée au gagnant de l’épreuve. Ça mettait du beurre dans les épinards. Ici, on ne manque pas de montées ni de descentes, et le terrain est pour le moins accidenté, comme vous le savez. Donc, un beau dimanche de printemps, le grand prix a lieu. Il fait beau, je vais bien. Je me sens des ailes, invincible. J’avale et je dévale les côtes ! Et vas-y que je sprinte, que je fonce sur le plat, toujours dans le peloton de tête, avec les favoris régionaux. Je rivalise sans complexe. Je sens que personne ne me résistera, que je vais la gagner, cette course ! Et la côte qui descend du village vers la vallée, avec son virage, vous la connaissez, puisque vous habitez tout en bas !
  — Ma foi ! si je la connais ! Elle est bien raide à pied, aussi ! Alors, à descendre, avec ses virages !

  En même temps qu’Edmée raconte, je tente de surprendre le lien entre la roue tordue, le virage, sa ferme, sa dernière course, son métier de paysan.

  — Eh ben, justement ! Vous le voyez le dernier virage ? Vous voyez le pré en contrebas ? Je roule vite ; je suis en tête partout maintenant, arc-bouté sur ma petite reine, les pieds collés aux pédales.

  Je m’avance dans mon fauteuil, prêt à bondir comme pour être dans l’action, imiter la position, le mouvement ; mes mains cramponnent un guidon imaginaire. Je happe au passage une nouvelle tranche de fuseau lorrain. Et Edmée de poursuivre, presque haletant et revivant l’épisode avec intensité.

  — Ça va vite, trop vite ! Alors je freine un coup sec, le câble se tend, se détend soudain et voilà qu’il pète et que la manette danse sous mes doigts ! Le vélo et le bonhomme s’en vont droit devant, ils sautent le fossé. Ça va vite et vous savez plus ce que vous faites ! D’ailleurs, vous pouvez rien faire ! Et vous prenez peur ! Je vais m’arrêter où et comment ? Ça saute ! Je vais casser du bois ! Vous avez beau monter une petite reine, si vous pouvez plus la gouverner… Devant moi arrive à toute vitesse une énorme meule de foin ! Pas question de l’éviter ; impossible, même. Il faut que je me la mange ! Elle va me sauver la vie ! Alors je déchausse, je sors des cale-pieds, je me roule en boule, tête rentrée, épaule en avant pour amortir le choc. Je crois bien que je pense plus ! Un bruit étouffé et je me retrouve, secoué, hagard, hébété, au pied de la meule. J’y ai peut-être laissé ma forme en creux, comme dans un moule.

   — Eh bien, dites donc ! Sacrée chute qui aurait pu se terminer plus mal !
   — Vous ne croyez pas si bien dire ! Et elle s’est même finie, bien mieux que vous ne le pensez.

  — Vous vous en êtes tiré à moindre mal, bien contusionné, j’imagine. Rien de cassé ?

   — Non, juste d’énormes et interminables courbatures ! J’étais groggy et j’ai mis du temps à reprendre mes esprits et comprendre ce qui m’était arrivé ! En fait, je dois remercier la meule, le câble et…

    — Ah bon !

   — Oui, parce que, comme je regardais s’il ne me manquait pas un os, plusieurs personnes qui m’avaient vu sauter le fossé et dévaler le pré sont accourues pour me venir en aide ! Une jeune fille s’est approchée de moi. Je ne sais plus trop ce que j’ai balbutié quand elle m’a tendu la main pour m’aider à me relever. Et je me suis laissé conduire… ici ! Son père l’a appelée Martine. Après quelques heures de repos, elle m’a ramené en ville, chez moi, où je ne suis plus resté très longtemps. Le vélo est resté dans une grange. J’ai beaucoup pensé à Martine et depuis…

  Edmée se prit une rondelle de fuseau et ajouta :

  — Ben, vous la connaissez, Martine ! Elle vous sert viande et légumes tous les samedis !

  Je finis ma confiture de vieux garçon. Cette histoire me laissait songeur : en montant une petite reine, on pouvait vivre une belle histoire d’amour, en faire un roman dont le titre serait La petite reine d’Edmée. Après un court silence, le fermier cycliste reprit.

    — Vous savez maintenant pourquoi ce vélo à la roue voilée est là.

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