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Par Pierre LEFÉVRE

Les usines à Ligny-en-Barrois
pendant les Trente Glorieuses
(Partie III)

(Les photos ci-dessous peuvent être agrandies d'un simple clic)

La Société des Lunetiers, devenue Essilor

Ligny est le berceau de la fabrication des instruments de précision et des verres de lunettes. Elle le doit pour beaucoup à la Société des Lunetiers qui s’est implantée en 1873 à Ligny en y créant deux usines, la Compasserie et les Battants.
La Société des Lunetiers avait été fondée en 1849 à Paris par quatre artisans à Paris à l’époque du socialisme utopique. Cette société s'est développée en achetant des usines qui fabriquaient déjà des verres de lunettes. C’était le cas à Ligny où une fabrique, appartenant aux familles Millot et Lallement, produisait des koylos (verres rectangulaires découpés dans des éclats de verre et surfacés d’un seul côté). La Société des Lunetiers (sigle : SL) devint par euphonie ESSEL en 1964. En 1972, l’entreprise fusionna avec le groupe SILOR pour former ESSILOR, aujourd’hui premier producteur mondial de verres de lunettes, sous le nom d’ESSILORLUXOTTICA depuis le 1er octobre 2018.

De ses origines, l’entreprise a longtemps gardé des modalités de fonctionnement particulières. Les ouvriers étaient intéressés aux bénéfices et certains d’entre eux pouvaient devenir sociétaires après avoir été novices. En outre, jusqu’au début des années 1970, une partie du capital était détenue par des cadres (ou assimilés) et des retraités. Cette possibilité d’intéressement au capital a été ensuite ouverte à tous.

La Compasserie
Le travail du bois

Dans l’usine appelée autrefois Usine du Moulin, il y avait un important atelier de bois. Les grumes étaient disposées sur l’actuel parking entre le boulevard de l’Ornain et la rue Bontems. Ensuite ce bois était scié puis placé dans le "séchoir", bâtiment le long de la rue de l’Abattoir. On voit encore à l’étage les lamelles qui permettaient à l’air de circuler. Toute cette partie était gérée par Roger Varney (de Givrauval).
Ce bois était destiné à fabriquer des planches à dessin, des tés, des équerres, des rapporteurs, des mires, des pieds pour divers instruments et, bien sûr, des boîtes pour ranger les compas. Celles-ci étaient habillées dans un atelier : la gainerie. Les ouvrières mettaient de la colle forte au fond de la boîte puis elles collaient la toile ou la suédine. Tout cela s’est terminé en 1970 : les boîtes de compas ont alors été réalisées en bakélite ou en plastique.

Les compas
C’était la spécialité de l’usine. La Compasserie recevait des barres de laiton qui étaient façonnées dans l’atelier mécanique en plusieurs opérations : l’usinage et le décolletage avec des machines semi-automatiques, le nickelage (dans des bains), le lustrage et le montage. Les compas étaient fabriqués par milliers et vendus tels quels ou dans de belles boîtes avec, souvent, de nombreux accessoires. La fabrication cessa en 1978 ; ce fut une décision prise par la direction de l’entreprise qui désirait la recentrer sur l’optique.

2 compas essel

Anecdote : le 29 juin 1961, le général de Gaulle s’arrête à Ligny. Le maire, Louis Dodin, lui offre une boîte de compas et voici ce que dit le général1 : « La population de Ligny compte, je le sais, une main d’œuvre qualifiée et je suis heureux de rendre un hommage à ces femmes, à ces hommes, à ces travailleurs qui vous apportent leur concours ».

Les outils pour la topographie
Des appareils d’une grande précision destinés aux géomètres ont été fabriqués dans cet atelier de la Compasserie, en particulier des niveaux de chantier, des théodolites et des mires. Il y eut un temps des accords avec l’entreprise SOM Berthiot, avec création d’une marque commune (SLOM) mais ce fut sans suite.

Les outils pour les opticiens

- des meuleuses ;
- des frontofocomètres et frontoprojecteurs, c’est-à-dire des appareils destinés à mesurer la puissance du verre ;
des pupillomètres pour évaluer l’écart pupillaire ;
des visiotests pour contrôler la vue en médecine du travail et en milieu scolaire.

- des tensiscopes pour contrôler la tension des verres ;

- des perceuses à verre ;

- des Raynil : des machines destinées à usiner le drageoir qui recevait le fil nylon sur les montures appelées "Nylor" car il fallait que les montures soient non seulement à la mode mais aussi légères ;

- des boîtes à essai qui permettaient aux ophtalmologistes de prescrire des verres pour les patients ;

- des Audioscan pour mesurer l’audition.

Luc Tagnon a également inventé un ophtalmoscope à laser, mais ce fut sans suite… Seuls un ou deux appareils ont été vendus !

La Société des Lunetiers a fabriqué des montures dans son usine de Saint-Mihiel mais pas dans celles de Ligny. Cependant, après la fermeture de l’atelier de nickelage utilisé pour les compas, ce local a été utilisé pour dorer ou colorer certaines montures fabriquées à Saint-Mihiel.

Les lentilles de contact
À partir de 1978, l’usine a fabriqué des lentilles souples de contact sous la marque Lunelle. Les processus de confection ont été mis au point à Ligny grâce à des hommes comme Daniel Allorent, Serge Lefèvre, Patrick Bertrand et Michel Lahire. Il a fallu du temps pour que le produit soit rentable. Les lentilles de contact étaient destinées à corriger la myopie, l’hypermétropie et l’astigmatisme. Il y avait aussi des lentilles filtrantes solaires.
Cette division a été vendue à Ocular Sciences en 2001 qui a poursuivi ses activités jusqu’à sa fermeture en 2007.

Note : rue de Strasbourg, à la sortie vers Nancy, se trouvait le magasin général où étaient stockés les produits à vendre ainsi que les affiches et objets publicitaires. Un centre d’apprentissage y a fonctionné à partir de 1954 jusqu’en 1975.

Les bâtiments disparus.

1 compasserie
 

 À l’origine, la Compasserie est constituée par deux ensembles situés le long de la rivière, de part et d'autre du pont des Tanneries :
- l'usine de la Compasserie, située entre l'Ornain, la M.G.O. et la rue de l'Industrie ;

- l'usine du Moulin, près de la Tour Valéran.

Ces deux usines ont toutes deux utilisé, à l’origine, l’eau comme force motrice. Elles étaient renommées pour leurs articles de mathématiques, de topographie, de dessin et de bureau, produits surtout à la Compasserie. Ensemble, elles ont employé jusqu'à six cents personnes. Les bâtiments, plutôt vétustes, ont été abandonnés après la construction d’un vaste bâtiment bleu, en rive gauche, puis ont été détruits en 2018.

Le château Aubertel
En 1875, M. Coyen-Carmouche a fait construire la belle demeure qui a appartenu ensuite à un rentier, Adolphe Aubertel. En 1950, ce dernier a vendu son "château" à la Société des Lunetiers qui y a logé ses services administratifs.
Durant la Seconde Guerre mondiale, il a accueilli la garderie d’enfants de Ligny et une école ménagère.

LA LUNETTERIE

Les Battants
L’usine des Battants fabrique des verres de lunettes, verres minéraux depuis au moins 1874.

3 essel battants 1967

La fabrication
Durant la guerre et jusqu’aux années 50, l’usinage des verres simples est réalisé à partir de carrés de verres de 50 à 60 mm de côté découpés à l’atelier taillage dans de grandes plaques achetées chez un verrier. Ces pièces sont envoyées dans l’atelier d’usinage où elles sont d’abord collées en nombre sur des outils de fonte usinés à la courbure souhaitée : c’est le blocage qui se fait à l’aide de poix. Vient ensuite l’ébauchage pour dégrossir les verres : le travail s’effectue par frottement des verres sur des outils en fonte en rotation qui sont lubrifiés à l’eau et à l’émeri pour donner le mordant (usure du verre). L’opération est répétée pour la phase doucissage avec un émeri ayant un grain plus fin. Le polissage est ensuite réalisé avec une sorte de drap (ou feutre) recouvrant l’outil sur lequel les verres sont mis en rotation et lubrifiés avec un système à base d’eau et d’oxyde de fer (appelé en patois industriel "le rouge"). C’est l’usinage de la première face.

Anecdote : ces traînées de rouge étaient particulièrement visibles lorsqu’il avait neigé et, sur la Place, on voyait les traces des ouvriers des Battants et de la MGO qui se mêlaient les unes aux autres.

La seconde face concave ou convexe des verres est réalisée dans les mêmes conditions que la première en prenant soin de protéger le côté terminé. Une fois la seconde face usinée, le verre est devenu transparent. Jusque dans les années 1950, l’usinage des 2 faces nécessite l’emploi d’énormes machines qui sont activées par des poulies et des courroies.

À la fin des années 1950 sont réalisés des palets ou moulages (ils remplacent les morceaux de verres utilisés précédemment) bruts de forme arrondie : c’est le refoulage. La géométrie du moulage ainsi obtenue facilite l’usinage à l’unité.

À ce moment, l’usine se modernise et s’équipe de nouvelles machines souvent pensées et réalisées sur le site. L’ébauchage est réalisé à l’aide de meules à concrétion diamantée et de nouvelles huiles de coupe. En 1967, des plots diamantés collés sur des outils de fonte et, plus tard, en aluminium permettent d’obtenir une meilleure surface de douci. Francis se souvient de la mise au point de cette nouvelle façon d’usiner le verre ; il fallait jongler avec les pressions, les jets d’arrosage, les vitesses de rotation, les colles et leur utilisation pour fixer les plots sur l’outil. Le poli est réalisé avec des rondelles de mousse de polyuréthane découpées et collées sur des outils. Le rouge est remplacé par du cérox (oxyde de cérium). Toutes ces nouveautés améliorent la qualité des produits et rendent les postes de travail plus propres.
Toutes ces opérations étaient valables pour la fabrication du verre minéral mais à partir des années 60, s’amorce la fabrication des verres organiques, faits à partir de matériaux de synthèse. Ce verre plus léger, incassable mais plus facilement rayable nécessite une fabrication particulière.

4 battants essel

 

Le Varilux et les autres fabrications
À cette époque, on trouvait aux Battants :
Un atelier d’essais,
Un bureau d’études,
Un atelier mécanique,
Un atelier précision,
Un atelier de fabrication de multifocaux fusionnés,
Un atelier postes, composé de cellules autonomes dédiées à la réalisation des verres finis,
Un atelier de traitements anti-reflets sur verres minéraux.

En 1958, Bernard Maitenaz conçoit le verre Varilux à Paris. À partir des années 1960, afin de se préparer à produire davantage, la Société des Lunetiers décide de déplacer la production à Ligny-en-Barrois, site historique de fabrication des verres minéraux de la Société. Le Varilux constitue une véritable révolution : avant, il n’y avait que des verres unifocaux et double-foyers !
La fabrication du Varilux reste longtemps "top secret" : lors des visites d’usine par les clients, surtout des opticiens, certaines machines sont descendues au sous-sol et les visiteurs ne peuvent voir l’atelier que par une porte entrebâillée !

Dans l’atelier précision, sont aussi réalisés des lentilles et des prismes pour la Compasserie. On y fabrique également des verres très puissants pour les personnes qui ont une vue très faible, tel Jean Tagnon, ancien directeur de l’usine et mécène des colonies de Ligny, qui portait des lunettes avec des verres en "cul de bouteille" !

Beaucoup de femmes travaillent dans l’usine : elles effectuent des tâches délicates où une dextérité fine est nécessaire : elles contrôlent notamment l’aspect et la conformité des produits fabriqués.

Pendant toutes ces années où l’emploi était à son maximum (plus de 900 ouvriers et ouvrières), l’ambiance était particulière : les ouvriers étaient souvent recrutés de père en fils, ils commençaient comme apprentis puis certains gravissaient tous les échelons. Les directeurs et les cadres étaient originaires de Ligny ou du Jura. L’usine avait une âme.

(Fin de la série du "Coin de l'historien"
sur l
es usines à Ligny-en-Barrois
pendant les Trente Glorieuses)

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