Logo litterature jeunesse07 08 juillet aout2022

Par ELLIE et Patrick LAGNEAU

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Hector et le vélo du marinier

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S’il y a des personnes qu’Hector et Phil regardent bizarrement, ce sont les filles. Déjà, elles ne sont pas comme eux : pas habillées pareil, ne jouent pas aux billes, ni aux cow-boys, jouent à la poupée, à la dînette, ont de grands cheveux, pleurent pour un rien… Ah oui, pour être bizarres, elles sont bizarres !
Pourtant, sans savoir pourquoi, ils aiment bien qu’elles les regardent. Alors dès qu’ils s’aperçoivent que l’une ou plusieurs d’entre elles les observent, ils font tout pour être plus grands, plus beaux, plus forts. C’est comme ça les garçons, ils aiment être admirés, mais ils ne peuvent pas expliquer pourquoi.

Ce dimanche-là, après le repas traditionnel chez leurs grands-parents, après que le dessert avalé a sonné l’heure de la liberté, Hector et Phil décident d’aller sur la place du village, cette fois-ci non pas pour monter au platane, leur aventure leur a suffi, mais parce qu’ils ont remarqué, par la fenêtre de la salle à manger, juste avant de sortir, que d’autres enfants  s’y amusaient.

Après avoir regardé à droite et à gauche pour vérifier qu’il n’y avait pas de voitures, ils ont traversé la route sur le passage protégé.

Sur la place, en s’approchant, déçus, ils se sont aperçus qu’il n’y avait que des filles.  Hector les compta vite fait : six ! Il était hors de question de se joindre à elles. Pour parler de trucs de filles… Pfff !


— On fait quoi ? demande Phil.

— On va courir le plus vite possible. Ça va les impressionner… Allez, viens ! Mets un genou par terre !...

— Pour quoi faire ?

— Comme les coureurs aux Jeux olympiques. Tu n’as jamais vu ?

— Si. Mais pourquoi, tu veux faire comme eux ?

— Pour montrer aux filles qu’on court vite.

— Et on est obligés de mettre un genou par terre ?

— Ah, mais tu m’énerves, là. Allez, fais-le ! Et tu vas voir comment elles vont nous regarder quand elles vont nous voir passer à toute vitesse…


Et Hector et Phil se mettent en position de départ, dans des starting-blocks imaginaires.


— Tu es prêt ? demande Hector, les mains posées sur le sol  devant lui.

— Ouais !

— Attention ! Un… deux… trois… partez !


Et voilà les deux cousins qui se lancent à grandes enjambées en direction du monument aux morts.

En font le tour.

Se dirigent vers l’église.

Remontent vers l’école.

Longent le canal.

Et reviennent vers la place pour passer près des filles.

Et recommencent.

Un tour, deux tours… Au troisième, Phil s’arrête, essoufflé.


— Ben… pour… quoi… tu… t’arrêtes ?... demande Hector, aussi essouflé que lui.

— Tu… tu n’as… tu n’as pas vu ?

— Quoi ?

— Les… les filles…

— Eh bien… quoi, les… filles ?

— C’est tout juste si… si elles nous ont regardés…

— Alors ça… je peux te dire qu’elles… qu’elles nous ont vus.

— T’es sûr ? Elles n’ont même pas tourné la tête…

— Pas besoin. Elles nous ont vus du coin de l’œil. C’est sûr. Tu sais quoi ?

— Non.

— Eh bien, on les a impressionnées !

— Ah ? Tu crois ?

— C’est certain. J’ai l’habitude. Les filles, quand un garçon les impressionne, elles n’osent pas le regarder. Elles sont timides. Alors deux, tu parles !

— Ah ?

— Tu ne me crois pas ?

— Si, si !

— Non, je vois bien que tu ne me crois pas.

— Mais si, je te dis !

— Je les connais, moi, les filles. J’ai un an de plus que toi, alors, c’est sûr, j’ai plus l’habitude…

— Mouais…

— On va faire encore mieux !

— Quoi ?

— Quand on est passé près du canal, tu n’as rien vu ?

— La péniche arrêtée le long du chemin de halage ?

— On s’en fout de la péniche ! Tu n’as rien vu d’autre ?

— Ben… non !

— Dans l’herbe !

— Les pâquerettes ? Tu veux offrir des fleurs aux filles ?

— Purée ! Mais tu es nul, toi ! On s’en fout des fleurs. Non, mais tu n’as rien vu d’autre, couché dans l’herbe…


Phil a soudain une illumination.


— Ah, tu veux parler du vélo noir?

— Ben oui, le vélo noir. C’est celui du marinier.

— Et alors ?

— Alors ? Alors on va le piquer pour impressionner encore plus les filles.

— Quoi ? T’es cinglé ! S’il s’en aperçoit, il va nous choper…

— Pas de danger, va ! S’il s’est arrêté ici, c’est pour se reposer. À cette heure-ci, il doit faire la sieste. De toute façon, on ne va pas lui prendre longtemps. Juste le temps d’épater les filles et on le remettra à sa place. Il ne s’en rendra même pas compte…

— Et tu veux faire quoi avec ?

— Une fois, avec mon père, je suis allé au cirque. J’ai vu un acrobate debout sur un cheval pendant qu’il tournait autour de la piste… Il restait en équilibre et à un moment, hop ! il faisait un saut périlleux. Sans tomber. Eh bien, on va faire pareil.

— Quoi ? Mais on n’a pas de cheval…

— Je sais. Le cheval, c’est le vélo. Moi, je pédalerai, et toi, tu te mettras sur le porte-bagage.

— Hein ? Mais je ne sais pas faire de saut périlleux, moi. Je ne suis pas acrobate.

— T’inquiète ! Tu resteras d’abord accroupi en me tenant les épaules. Tu ne feras pas de saut périlleux, c’est sûr. Quand tu te sentiras prêt, tu te mettras juste debout et tu écarteras les bras en croix.

— Mais… pourquoi tu veux qu’on fasse ça ?

— Pourquoi ?


Hector plisse les yeux et lui adresse un  sourire radieux.


— Avec un numéro comme ça, c’est sûr. Les filles vont être impressionnées…

— Ah, mais je m’en fous des filles, moi !

— Bon, comme tu veux ! Je vais faire un truc tout seul, et quand elles verront que tu n’es pas avec moi, elles se diront que tu es une poule mouillée, c’est sûr…


Phil réfléchit un moment à ce que vient de dire Hector. Il ne va tout de même pas passer pour un trouillard aux yeux des filles.


— OK ! Je vais le faire, grimace-t-il.

— Bien. Viens avec moi, tu feras le guet pendant que j’irai chercher le vélo dans l’herbe.

— Le guet ?

— Ben oui, tu regarderas si le marinier ne descend pas de sa péniche…


Aussitôt dit, les deux cousins s’éloignent vers le canal. Alors que Phil se cache derrière le platane et surveille la péniche, Hector se précipite vers le vélo qu’il attrape par le guidon. Dès qu’il est redressé, il fait signe à Phil qui le rejoint et tous les deux s’éloignent en courant vers la place avec le vélo.

Parvenu au monument aux morts, Hector jette un œil à l’endroit où se trouvaient les filles.

— C’est bon, elles sont toujours là !


Hector monte sur le vélo, un pied au sol, l’autre prêt à appuyer sur la pédale.


— Vas-y ! Grimpe !

— Où ça ?
— Ben, sur le porte-bagage, pardi ! C’est ce qu’on a dit, non…

Phil commence à s’installer en position assise.


— Mais non, pas comme ça ! Tu pourras jamais te mettre debout quand je vais rouler… Tu dois te mettre d’abord accroupi en me tenant par les épaules. Quand tu seras en place, je pédalerai, et seulement quand on roulera sur la place, tu pourras te lever…
— Pfff ! Je vais me casser la binette, moi…

— Mais non, pour te lever, tu me tiendras toujours par les épaules. Et quand la vitesse sera suffisante, là tu pourras te lever. Et c’est quand tu seras sûr de ton équilibre que tu pourras me lâcher et mettre tes bras en croix. Tu verras… les filles vont en tomber par terre tellement elles seront épatées !

— Ouais, ben j’espère que c’est pas moi qui vais tomber par terre… Punaise, tu as toujours de ces idées, Hector !

— Bon. Tu veux impressionner les filles ou quoi ? Tu ne vas quand même pas te dégonfler…

— Bon, d’accord. On y va. Mais tu ne rouleras pas vite, hein ?

— Mais non, t’inquiète ! Juste ce qu’il faut pour que tu puisses garder l’équilibre.


Pas très rassuré malgré tout, Phil grimpe en position accroupie sur le porte-bagage en s’accrochant aux épaules d’Hector.


— C’est bon ? Je peux y aller ?

— Ouais. C’est bon.


Hector appuie de toutes ses forces sur la pédale et le second pied récupère la deuxième au passage.

Avec cette impulsion, le vélo avance de quelques mètres, mais sous le poids, commence à zigzaguer de tous côtés.


— Fais gaffe, on va tomber !

— Attends, il faut que je pédale plus fort…


Sous l’effort d’Hector, le vélo parvient à se stabiliser et la trajectoire devient parfaite lorsqu’il entre sur la place.

Hector voit bien que les filles les regardent.

Elles doivent être ébahies.

Les voir sur un si grand vélo, avec Phil accroupi sur le porte-bagage, ça doit leur en boucher un coin. Pour bien se faire voir, il commence à tourner autour du groupe en leur adressant un grand sourire.


— C’est bon, là, Phil. Elles nous regardent. C’est le moment. Vas-y ! Mets-toi debout !


Phil, toujours en s’agrippant aux épaules de son cousin, parvient à se redresser en position presque verticale.


— C’est bon, tu y es, là ?

— Ben oui. Presque.

Un coup d’œil sur le groupe de filles. Ravi, Hector s’aperçoit qu’aucune ne les quitte des yeux.

— Vas-y, Phil ! C’est le moment. Lâche-moi les épaules et relève-toi… Et mets les bras en croix !...

Hector sent que Phil ne le tient plus et, aux applaudissements des filles bouches bées, qu’il a réussi à se mettre debout, les bras en croix. Là, il est fier de son cousin, Hector.

Mais soudain, tout bascule.


— Atttendez un pppeu, baaaaande de vauuuuriens !!!


Le marinier !

Phil saute du vélo, Hector freine et le laisse tomber par terre. Comme un envol de moineaux,  les filles disparaissent de tous côtés et les cousins foncent se réfugier chez leurs grands-parents. Au moins, là-bas, ils seront en sécurité.

À peine dans la maison, ils entendent de grands coups de poing dans la porte. Le marinier les a repérés et suivis jusque chez les grands-parents. Avec ce raffut, Papa et celui de Phil sortent de la salle à manger où ils buvaient le café. Les coups redoublent contre la porte.


— Qu’est-ce qui se passe, Hector ?

— C’est le marinier de la péniche qui court après nous. Il nous fait peur.

— Et pourquoi il court après vous. ?

— On  a juste fait un tour avec son vélo qu’il avait oublié dans l’herbe…


Papa secoue la tête et se dirige vers l'entrée. La porte à peine ouverte, un ouragan de mots déferle dans le couloir.


— Ooooù iiiils ssssont leeeees d… deuuux gaaarneeeements qui…. qui… qui m’oooont vvvvolé mon vvvvélo ?


Papa ne se laisse pas du tout intimider.


— Bon, d’abord, excusez-moi, mais vous n’êtes pas obligé de crier.

— Jeee crrrrie siiii jeeee veuuuux !

— Ah oui, ? Et on ne vous a pas appris la politesse ? Vous pouvez commencer par dire bonjour.

— Ouuuuaiiis, bbben… booonjooour ! dit le marinier en avançant d’un pas dans le couloir. Ooooù iiiils ssssont leees deuuux mooorveuuuux ?


Papa et celui de Phil se mettent sur son passage et l’empêchent d’entrer en posant leurs mains sur sa poitrine, et c’est à l’odeur qu’ils sentent à ce moment-là qu’ils comprennent pourquoi l’homme a des difficultés à s’exprimer.


— Bon, écoutez, monsieur, dit Papa, vous êtes complètement saoul. Vous allez retourner chez vous et cuver votre vin. Quand vous serez plus lucide, nous pourrons discuter. Allez, au revoir, monsieur !


Et Papa claque la porte pour bien montrer qu’il n’est pas content du tout après lui.

Le marinier a été tellement malpoli avec leurs pères qu’Hector et Phil ne se font même pas gronder.

Ils n’espèrent qu’une chose : que les filles ont été vraiment impressionnées par leur acrobatie et que maintenant, elles les regarderont avec beaucoup d’admiration.

Mais ça, c’est une autre histoire.

Quant au marinier, personne ne l’a jamais revu. Sans doute qu’après avoir cuvé son vin, il ne se rappelait plus chez qui il devait aller.

Ou peut-être même avait-il tout simplement oublié cette histoire de vélo.

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