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Et c'est celle de...

Prot edith 3

Édith PROT

Le fantôme des Drisdale

Chacun sait que le sol britannique est couvert de vieilles demeures pittoresques et généralement hantées, ce qui ne semble déranger personne de ce côté de la Manche. Le manoir des Drisdale, dans le Sussex, ne dérogeait pas à cette tradition et lorsque le baronnet recevait ses invités, il ne manquait pas de leur faire savoir que Sir Reginald, un de ses glorieux ancêtres, venait parfois rendre visite à ses descendants après une réception ou un repas de famille. Cette affirmation ne manquait jamais de produire son petit effet sur les hôtes qui séjournaient pour la première fois à Drisdale, les autres ayant hélas constaté avec le temps, et non sans un certain regret, que la discrétion semblait malheureusement être la qualité première de ce fantôme que personne n’avait eu la chance de voir se manifester depuis des décennies. Même si Sir Alistair, l’actuel propriétaire des lieux, n’avait reconnu sous aucun prétexte que même lui n’avait jamais vu déambuler son évanescent ancêtre, force était de constater que la réputation de manoir hanté du castel familial commençait à avoir du plomb dans l’aile le jour où il accueillit une famille de diamantaires venus de Belgique pour inaugurer une exposition de leurs plus belles créations dans le château de Herstmonceux, à quelques kilomètres de là. Ils avaient jeté leur dévolu sur Drisdale à la demande de leurs enfants, deux adolescents très excités à l’idée de passer la nuit dans un manoir typique et potentiellement hanté.

     La famille au grand complet débarqua à la nuit tombée et fut accueillie par un majordome compassé plus vrai que nature qui les mena à leur suite avant de les informer avec raideur que le baronnet les attendrait pour le dîner à 21h. Le décor de boiseries sombres, les énormes poutres du plafond au-dessus des lits à baldaquin et les cheminées où crépitait un feu réconfortant, tout leur parut délicieusement britannique et conforme à leurs attentes, aussi ce fut avec un ravissement non dissimulé qu’ils descendirent à l’heure dite pour rencontrer leur hôte. Sir Alistair leur fit l’honneur de la visite des salles principales, de la bibliothèque à la salle de billard en passant par la grande galerie de portraits des anciens occupants de cette vénérable demeure. Comme à son habitude, il émailla son discours d’anecdotes amusantes et de bon goût, puis les guida vers la salle des gardes où on leur servit un cocktail. Les Van den Veer étaient totalement sous le charme et même la qualité discutable du repas qui leur fut servi ensuite ne suffit pas à gâcher leur soirée. Les deux adolescents, d’ordinaire boudeurs, voire carrément maussades lorsqu’ils devaient accompagner leurs parents dans une réception, buvaient littéralement les paroles de ce lord qui avait toujours une histoire pittoresque à raconter sur sa famille et sur son domaine. Après le repas, on servit un cherry aux invités puis, la soirée étant assez avancée, ils manifestèrent le désir de regagner leurs appartements. Comme à son habitude lorsqu’il avait des invités qui ne fréquentaient pas régulièrement le manoir, Sir Alistair leur souhaita une bonne nuit, puis, jetant un regard circonspect autour de lui comme s’il craignait d’être entendu par quelque espion invisible, leur prodigua un dernier conseil avant de les quitter :

— Surtout, si vous entendez des raclements métalliques ou si vous voyez des objets se déplacer seuls dans le corridor, ne soyez pas effrayés. Sir Reginald manifeste de temps à autre sa mauvaise humeur de cette façon, mais il vous suffira de rester dans vos chambres jusqu’à ce qu’il cesse son tapage. Mon ancêtre avait déjà mauvais caractère lorsqu’il servait notre grande reine Elisabeth la première, et son décès brutal n’a rien arrangé, mais jusqu’à présent, il ne s’est jamais permis de pénétrer dans un appartement privé sans y avoir été prié.

Le conseil les laissa à la fois amusés et inquiets. Était-ce une nouvelle plaisanterie de leur hôte ou craignait-il réellement qu’ils se trouvent confrontés à un spectre colérique ? Ils en discutèrent longuement, finirent par décider que Sir Alistair leur avait donné un dernier exemple d’humour britannique puis ils allèrent se coucher.
     Ce fut juste après minuit que les premiers grincements se firent entendre. Après quelques instants, le doute n’était plus permis. Quelque chose ou quelqu’un montait avec précaution les marches de l’escalier à l’extrémité du corridor. Bien entendu, ils oublièrent tous les judicieux conseils de leur hôte et sortirent sur le pas de leur porte et là… ils aperçurent une armure semblable à celles qui décoraient le grand hall qui avançait vers eux d’un pas hésitant.

On a beau vivre au XXIe siècle et se proclamer cartésien, il est des événements qui vous amènent à réagir comme n’importe quel trouillard de bas étage. Les Van der Veer ne firent pas dérogation à la règle. Les cheveux dressés sur la tête, ils étouffèrent de leur mieux le hurlement d’effroi qui montait dans leur gorge, incapable du moindre mouvement, tout en surveillant la lente progression de l’armure dans leur direction. Heureusement pour eux, Sir Alistair apparut juste à temps, leur enjoignant avec autorité de rentrer chez eux pendant qu’il se chargeait de ramener son défunt ancêtre à la raison. Ils ne se firent bien entendu pas prier, mais une fois dans leur chambre restèrent aux aguets l’oreille plaquée contre la lourde porte de chêne. Et ce qu’ils entendirent leur glaça le sang : un grand vacarme explosa soudain, suivi d’un long cri sépulcral et d’imprécations puis d’autres cris, des pas lourds et finalement un grand silence. Après quelques minutes et malgré leur terreur, les Van der Veer, recroquevillés sur le lit parental, désignèrent le père de famille pour aller entrouvrir la porte et juger la situation. Dans le corridor, l’armure gisait à présent au pied du baronnet, inoffensive. Sir Alistair, souriant, fit un petit signe de la main vers eux.

— Tout va bien. Il semble que Sir Reginald n’ait pas apprécié que nous ayons déplacé son armure pour dégager le corridor, et j’ai dû lui promettre de la remettre à sa place dès demain. Vous pouvez dormir tranquilles, il ne nous dérangera plus.

Nos quatre Belges tentèrent vainement de suivre le conseil, mais ne réussissant pas à trouver le sommeil, ils furent debout dès les premières lueurs de l’aube et descendirent avec leurs bagages, évitant au passage de regarder l’armure écroulée, de peur de la voir s’animer à nouveau. Malgré la sollicitude du majordome, ils déclinèrent l’offre de petit déjeuner qui leur fut proposée, trop pressés de mettre le plus d’espace possible entre eux et cette bâtisse de cauchemar. Sir Alistair s’en montra fort chagriné, mais ne tenta pas de les retenir et les accompagna jusqu’à la porte pour leur souhaiter un bon voyage. Inutile de dire que pendant tout le reste de leur séjour dans le Sussex, les joailliers belges ne manquèrent pas une occasion de narrer leur épouvantable expérience à qui voulait l’entendre, ce qui redora passablement le blason du manoir des Drisdale et y fit venir par la suite de très nombreux touristes.
     
Vous ne croyez pas aux histoires de fantômes ? Vous n’avez pas tort. À peine la voiture des Van der Veer eut-elle quitté la propriété que Sir Alistair se dirigea vers l’armure écroulée et se baissa pour soulever la visière du heaume.

      — Comment vous sentez-vous ?
     
— J’ai mal partout, qu’est-ce que vous croyez ? Maintenant que j’ai fait ma part du contrat, sortez-moi de là-dedans !

Sir Alistair déverrouilla la molette qui fermait le heaume et libéra la tête couverte de petites coupures et de bleus d’un individu de chair et d’os qui se révéla être son nouveau valet d’écurie.

— En effet, vous êtes resté parfaitement immobile et silencieux comme je vous l’avais demandé. Pour ma part, je respecterai ma part du contrat et je ne vous livrerai pas à la police. Mais ne comptez plus sur moi pour vous offrir un emploi à l’avenir ! Venir cambrioler la demeure de celui qui vous a offert une seconde chance à votre sortie de prison manque singulièrement d’élégance.

 Penaud, le malfrat baissa la tête et se garda bien de répondre, attendant patiemment que le baronnet dénoue les lacets de cuir qui maintenaient le gorgerin sur la cuirasse.

— Ah ! dernière précision, je veux votre parole que ni vous ni votre complice ne parlerez à quiconque de ce qu’il s’est passé cette nuit !
       
— Pour qu’on se fiche de moi ? Merci bien ! J’ai une réputation dans le milieu et je ne tiens pas à être grillé définitivement auprès de mes confrères !

Les deux hommes s’attaquaient à présent aux pièces composant la cuirasse et qui allèrent rejoindre le heaume et le gorgerin sur l’épais tapis de laine du corridor.

— Il faut bien reconnaître que revêtir une armure pour détrousser mes invités était une idée assez stupide !
       
— Je pensais qu’ils auraient tellement peur qu’ils s’enfuiraient et que j’aurais les mains libres pour fouiller leurs sacs. Je ne pensais pas que vous seriez encore debout à cette heure de la nuit !
     
— Je suis sujet à l’insomnie et je passe souvent plus de temps dans mon fauteuil de la bibliothèque que dans mon lit. Mais je reconnais que votre numéro était assez impressionnant, et si vous ne vous étiez pas lamentablement affalé sur le tapis, j’aurais peut-être moi aussi été tenté de croire à une visite surprise de mon ancêtre.
   
— On m’avait prévenu que vous aviez été champion de judo, mais je ne m’attendais pas à ce balayage qui m’a littéralement soulevé de terre.

Sir Alistair leva imperceptiblement un sourcil, signe chez lui d’une intense surprise.

— Un balayage ? Je ne me suis jamais trouvé suffisamment près pour vous toucher ne serait-ce que du bout du doigt avant votre chute !
      
— Pourtant je suis sûr… Mais comment avez-vous deviné que je n’étais pas un fantôme ?
       
— Sir Réginald était certes un excentrique, mais il ne portait pas de chaussures de sport pour aller au combat.
       
— Oh ! Mes Nike ? Je n’y avais pas pensé. Ah ben mince ! … C’est vous qui avez fait ça ?

Le bras enfin libéré de son habillage métallique, il pointait maintenant un doigt accusateur vers ses chaussures.

— Vous aviez tellement peur que j’essaie de m’enfuir que vous avez noué mes lacets ensemble ?

Sir Alistair se pencha, intrigué.

— Dieu m’est témoin que je n’aurais jamais eu recours à un procédé aussi… puéril ! Le poids de cette armure suffisait à lui seul à vous immobiliser…

Le cambrioleur réfléchit intensément et tenta de rassembler ses souvenirs.

— Vous avez raison… Alors il y a un truc qui cloche… C’est comme lorsque je suis arrivé en haut des marches, j’ai eu l’impression que quelqu’un me chopait les chevilles et ensuite j’ai eu un mal fou à marcher, je pouvais juste traîner les pieds… Et quand je vous ai entendu arriver derrière moi et que j’ai voulu me retourner… j’ai nettement senti qu’on me faisait un croc-en-jambe avant que je me vautre comme un sac… Alors si ce n’était pas vous… c’était qui ?

Jusqu’à leur mort, les deux hommes soutinrent que c’était à cet instant précis qu’ils avaient entendu le rire. Pas un ricanement caverneux comme dans les films d’épouvante, un petit gloussement discret et distingué, un peu chevrotant au début, puis de plus en plus fort jusqu’à devenir un joyeux éclat de rire qui secoua quelques secondes le puzzle métallique qui avait été autrefois l’armure de parade de l’honorable Sir Réginald, chevalier émérite, titulaire de l’ordre de la Jarretière et à l’occasion grand amateur de blagues et de bons mots.

 
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