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Et c'est celle de...

Thomas robert 3

Robert THOMAS

Le prédateur

C’est une superbe jeune fille de vingt et un ans qui se présente à la barre, au tribunal Judiciaire de Verdun. Qui pourrait rester insensible à ce visage d’ange à la peau laiteuse sans le moindre défaut, à ces yeux d’une telle intensité, à cette chevelure ondulée d’un roux flamboyant, qui s’écoule magnifiquement en cascade jusqu’au bas du dos ? Cependant, cela ne justifie pas que Marilyne Salmon ait dû faire l’objet d’une attention « particulière » de la part de son patron. Elle raconte comment, dès son embauche chez Métronica, le premier février deux mille vingt, celui-ci n’a pas tardé à avoir à son égard des mots, des gestes, bref un comportement global qui progressivement n’avait aucun rapport avec les raisons professionnelles pour lesquelles elle avait été engagée. Elle n’avait d’abord pas osé réagir du fait de la fragilité d’un contrat qui n’en était encore qu’au stade de la période d’essai. Mais une fois confirmée dans son poste d’assistante de direction, elle avait montré de plus en plus de résistance face aux assauts de Daniel Combeau, ce responsable alors âgé de cinquante-trois ans qui au fil des jours, menait des charges de plus en plus osées. Un soir de juin de la même année, alors que la réunion quotidienne avait pris fin et que les participants s’étaient empressés de quitter les locaux de l’entreprise, le directeur avait retenu Marilyne sous le prétexte de passer en revue les notes qu’elle était chargée de prendre afin de rédiger le compte rendu des discussions. Un silence total régnait désormais au premier étage de l’immeuble où Métronica avait son siège social. Daniel Combeau prit alors place à côté de la jeune fille qui commençait à égrener les points essentiels qu’elle avait consignés. Il écoutait d’une oreille mais il était évident que son esprit était accaparé par une tout autre préoccupation puisque peu à peu, sa main était venue se poser sur l’épaule de l’employée, puis s’était mise à caresser cette belle chevelure abondante avant de progresser lentement vers un sein qui n’avait rien de généreux ni de provocateur, mais peut-être était-ce là ce qui faisait fantasmer le PDG.

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Marilyne poursuit son récit à l’intention du juge et explique comment soudain Monsieur Combeau, perdant tout contrôle tenta d’approcher son visage pour l’embrasser, usant subitement du tutoiement pour l’inviter à céder à ses avances. Heureusement, l’intrusion de la femme de ménage dans la salle de réunion permit à Marilyne de vite se dégager, et de rassembler ses dossiers en toute hâte. Elle quitta l’immeuble, bouleversée. C’était donc probablement vrai, ce qui se disait parfois à l’extérieur et dont Marilyne avait eu vent au sujet des frasques de ce patron. Mais dans les locaux de la société, une certaine omerta semblait régner sur le sujet. Dans les jours qui suivirent, Marilyne dont la fonction lui permettait un accès permanent à tous les dossiers, consulta longuement le registre du personnel. Sa surprise fut grande de découvrir le nombre impressionnant d’assistantes de direction qui avaient défilé avant elle dans l’entreprise, toutes ayant démissionné de leur poste après une période de travail parfois très courte et n’excédant en tout cas jamais plus d’une année. Elle conserva la photocopie de plusieurs pages du registre. Daniel Combeau qui n’avait pas désespéré de parvenir à ses fins multipliait les occasions de se trouver seul avec Marilyne et faisait preuve d’une imagination débordante pour solliciter l’attention de la jeune femme d’une façon ou d’une autre, sur des sujets sans rapport avec les dossiers à traiter. Chaque regard, chaque parole, chaque geste faisait allusion à ses désirs profonds et traduisait une sollicitation évidente. Un peu plus d’un mois s’écoula ainsi jusqu’au jour où le chef d’entreprise annonça à Marilyne sa décision de prendre quelques jours de vacances. Il proposa alors à l’assistante de l’accompagner ce qui, prétendit-il, lui permettrait de pouvoir travailler une ou deux heures par jour avec elle sur des dossiers importants. Marilyne ne savait quel parti prendre même si son patron avait bien précisé que ces quelques jours à Cayeux ne seraient pas pour elle, bien évidemment, décomptés comme jours de congés. Elle dut finalement se résoudre à rassembler les dossiers sur la base de la liste que Daniel Combeau lui avait remise et deux jours plus tard, elle filait avec lui dans un cabriolet de luxe, vers Cayeux-sur-Mer, en direction de la baie de Somme.

*****

Les larmes commencent à brouiller la vue de Marilyne à ce moment de son témoignage. La villa au bord de mer était splendide, somptueusement aménagée. Daniel Combeau fit visiter les lieux à la jeune femme vite rassurée dès que sa propre chambre lui fut présentée. Chacun prit ensuite le temps nécessaire pour s’installer et se rafraîchir, le directeur ayant rejoint ses propres appartements. La soirée fut douce et Daniel Combeau se montra prévenant, plus courtois que jamais, sans paraître dans les excès que Marilyne avait redoutés. Elle fut soulagée lorsque l’heure fut venue pour elle de regagner sa propre chambre et elle s’endormit sans délai. Alors qu’elle venait de plonger dans un sommeil profond, une sensation de chaleur bizarre s’empara d’elle tout à coup au point qu’elle ouvrit brutalement les yeux. Un souffle, une respiration saccadée avait réchauffé sa joue et la chaleur d’une main se faisait sentir sous le tissu de sa nuisette, le long de sa cuisse. Daniel Combeau s’était glissé sous le drap et tentait de dénuder la jeune femme. Elle se redressa vivement en hurlant et l’homme lui apparut entièrement nu, dans une position lamentable. D’un bond elle se leva et lui hurla :

Ne me touchez pas ! Et laissez-moi partir !

Puis, en toute hâte, alors que le prédateur restait à bégayer quelques mots, elle s’habilla, rassembla ses effets personnels et quitta la villa. Plusieurs jours plus tard, une lettre recommandée parvenait au siège social de Métronica. Elle annonçait la démission de Marilyne qui entretemps était allée déposer une plainte au Commissariat de Police.

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       Le défenseur de Daniel Combeau s’approprie la parole et tente bien d’expliquer que les propos de Mademoiselle Marilyne Salmon ne reposent sur rien, que c’est parole contre parole, que son client n’a jamais été inquiété pour le moindre fait de cette nature et que par conséquent, il s’agit sans aucun doute de la part de la plaignante d’une volonté de nuire à un homme respectable dans le but détestable de s’en prendre à son argent. Le Juge l’arrête dans son envolée lyrique et invite l’avocat de Marilyne à reprendre la parole, ce qu’il fait pour demander que soient entendus quelques témoins dont les déclarations ne pourront être mises en doute. Marilyne avait réussi, à partir des pages qu’elle avait conservées du registre du personnel, à contacter de nombreuses employées qui l’avaient précédée au même poste. Elle était parvenue à retrouver la trace de plusieurs d’entre elles et à les convaincre de déposer à leur tour, car chacune avait pu lui confirmer avoir subi le même genre de comportement de la part de celui que l’une d’elle nomma même « le vautour ». C’est d’abord Astrid Denisard qui exprime son désarroi de l’époque, deux ans plus tôt, le comportement odieux de son patron l’ayant obligée à démissionner de l’entreprise. Celui-ci après de nombreux gestes déplacés, lui avait tout simplement proposé de « coucher », ajoutant qu’elle n’aurait pas à s’en plaindre par la suite. Elle avait alors vingt-deux ans. Puis arrive le tour d’Audrey Genoix, vingt-cinq ans à l’époque des faits qui eux datent de six années déjà. Lors d’un séminaire organisé par la société dans un hôtel de luxe, elle avait fait l’objet d’une tentative de viol, Daniel Combeau s’étant fait ouvrir astucieusement la porte de sa chambre, sous un prétexte fallacieux. Elle s’était débattue et l’homme n’était pas parvenu à ses fins. La jeune fille était tombée en dépression et n’avait pas tardé à partir d’elle-même. Aude Dubreuil, quant à elle, dix-neuf ans à l’époque il y a huit ans, déclare avoir connu le luxe de la villa de Cayeux. Elle y avait été « contrainte » plusieurs fois au cours d’un même week-end par le « mufle ». Non-consentante, elle avait été protégée du désastre car elle prenait la pilule, mais la pilule « ne protège pas des traumatismes » déclare-telle. Elle avait encore travaillé quelques semaines dans la société mais la présence permanente de Daniel Combeau dans sa proximité lui était vite devenue insupportable et un jour, elle ne revint pas à son poste, sans la moindre explication. Son patron n’avait d’ailleurs rien fait pour s’informer sur les raisons de cette absence et elle reçut rapidement son solde de compte, façon pour l’odieux directeur de prendre acte officiellement de la démission d’une personne devenue trop gênante pour lui.

*****

Les témoins sont cités dans l’ordre de leur présence chez Métronica, de la plus récente à la plus ancienne. C’est désormais à Mélissa Jourdain d’être appelée à la barre tandis que Daniel Combeau n’en mène plus large et que son avocat fait profil bas. Mélissa ne mâche pas ses mots.

C’était un détraqué ce type-là, un grand malade, toujours en rut. Moi, je n’avais que vingt-trois ans, c’était enfin mon premier emploi à durée indéterminée et j’ai vite compris que pour le conserver, je devais passer à la casserole. J’avais un petit copain à l’époque. À force de lui raconter chaque soir le harcèlement dont j’étais l’objet, il a fini par croire que c’était moi qui aguichais et il m’a quittée. Mais je n’ai jamais cédé à ce salopard de PDG de merde et si je n’ai pas eu le courage à l’époque de le dénoncer, à cause des retombées possibles, car je le croyais bien capable d’aller me griller chez ses copains, je ne suis pas mécontente d’avoir été contactée par Marilyne et de contribuer aujourd’hui à faire tomber ce vieux cochon.

Le langage un peu familier de Mélissa fait rire l’assemblée alors qu’un cinquième témoin est appelé à son tour. Claire Houtin est entrée en 2005 au service de Daniel Combeau. Elle avait alors vingt-six ans. Il était, déclare-t-elle, séduisant et d’autant plus séducteur qu’il n’avait alors lui-même que trente-huit ans, la puissance de l’âge jeune et de l’argent réunis. Mais Claire n’avait pas aimé ses façons exagérément provoquantes, ses allusions déplacées, son manque de tact, son affichage pour les plaisirs de la vie comme il aimait à répéter quand ils se retrouvaient tous les deux dans son immense bureau. À de nombreuses reprises, il avait tenté de l’embrasser mais comme elle avait beaucoup d’humour, elle s’en était toujours sortie avec quelques pirouettes. Heureusement, son mariage avec un garçon de Nancy l’obligea à quitter l’entreprise et Paris, mais les mois passés à travailler pour Daniel Combeau ne lui laissèrent aucun doute sur la personnalité perverse de l’individu.

*****

Avez-vous encore des témoins à produire, demande le Président, car là, vous nous avez déjà proposé un bel échantillonnage ?
Oui, Monsieur le Président, un dernier témoin, et pas des moindres. J’aimerais que la Cour puisse entendre Madame Brigitte Salmon.
Cette personne a-t-elle un lien de parenté avec la plaignante en la personne de Marilyne Salmon ?
Oui, Monsieur le Président. C’est sa mère. Madame Brigitte Salmon a finalement accepté hier de venir déposer à la barre. Et je vous prie de croire que son témoignage est encore plus important que tous ceux qui ont précédé.
Eh bien dans ce cas, j’appelle Madame Brigitte Salmon et nous verrons bien ce qu’elle a à nous apprendre de plus !

Brigitte Salmon remonte l’allée centrale de la salle d’audience. Elle tremble un peu, a du mal à tenir sur ses jambes tant elle est gagnée par l’émotion mais aussi par une certaine rage qu’elle n’est pas certaine de pouvoir contenir. Elle décline son identité, son âge, presque quarante-cinq ans.

Quand je suis entrée chez Métronica en 1999, j’avais vingt-trois ans et mon patron direct en avait dix de plus. La chance m’avait souri car la place venait d’être libérée. J’avais vite adoré mon travail et le cadre dans lequel j’évoluais. Il est vrai que j’aurais tout sacrifié pour le conserver. Mais voilà, un jour, le jeune Combeau profitant de l’absence de son père qui dirigeait encore à l’époque la société et qui était parti en voyage d’affaires pour plusieurs jours, me fit quelques avances peu ambigües sur la réalité de ses intentions. J’étais jeune, libre, peut-être trop naïve aussi. Après avoir refusé à plusieurs reprises, mais à cause de l’insistance de ce goujat (je ne le savais pas encore à ce moment-là) qui ne cessait de me harceler, j’ai fini par me laisser convaincre. Et il m’a emmenée un soir chez lui. Ses paroles doucereuses, ses gestes apparemment délicats se sont vite transformés en furie sexuelle et il m’a violée, malgré mes refus et mes cris. Voilà Monsieur le Président. J’ai découvert quelques semaines plus tard que j’étais enceinte. Quand je lui en ai fait part, il m’a jetée comme une n’importe quoi en me disant que je n’avais qu’à avorter, que jamais il ne reconnaîtrait cet enfant. J’ai vite compris que face à ce puissant, je n’avais qu’une seule chose à faire, partir, trouver un autre travail et élever mon enfant dans la solitude de mon malheur. C’est ce que j’ai fait jusqu’à ce que ma fille puisse enfin s’assumer toute seule. Je ne lui ai jamais raconté le contexte réel dans lequel elle a été conçue. Quand elle a trouvé cet emploi, j’ai bien tenté de la dissuader d’aller travailler dans cette société. Je savais que le salaud y sévissait encore. Vous l’avez entendu vous-même au cours de tous ces témoignages : il n’a jamais cessé.

Puis se tournant vers Daniel Combeau, et le regardant enfin droit dans les yeux, elle lui lance cette invective avant de fondre en larmes :

Oui, tu es un beau salaud, Monsieur Daniel Combeau. Après t’être tapé la mère et l’avoir mise enceinte et abandonnée comme une malpropre, il a fallu que tu tentes de te taper ma fille, après tant d’autres, ta propre fille !... Ordure !

Daniel Combeau est alors décomposé. Incrédule, son avocat se tourne vers lui avec des yeux pleins de reproches, et le Président du tribunal ordonne une suspension de séance.
 
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