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Et c'est celle de...

Dubourg daniel 6

Daniel DUBOURG

Jeanne viendra-t-elle ?

  Je me promène toujours aux mêmes heures. Et invariablement, je prends le même parcours. Je connais par cœur les détails du chemin ; mon regard se pose déjà partout, attentif au moindre changement.
  
À ces moments-là, j’apprécie le calme et les longs silences où la monotonie ne peut s’installer parce que je la combats inlassablement. J’ignore de quelle manière mes pensées parviennent à me distraire, car je ne m’exerce pas. Cela vient tout seul et m’aide à m’évader rapidement, comme si je laissais mon corps marcher en automate pendant que mon esprit appareille vers des destinations insoupçonnées. Personne ne parvient à me distraire ni à me surprendre, encore moins à m’effrayer au point de sursauter ou de me tirer de la rêverie proche d’une évasion ouatée, d’un début d’assoupissement ou d’un sommeil profond.
  
Chaque fois, comme étouffée et lointaine, une voix m’indique qu’il est l’heure de rentrer. Je n’ai pas besoin de ce rappel, car la durée de la promenade est inscrite en moi et je suis réglé comme un métronome, un minuteur qui sonne en silence.
  
Cette promenade est banale, mais j’en ai besoin. Elle est devenue un rituel ancré, et si elle venait à manquer, j’en serais contrarié et frustré. Mais je le redis : c’est peu probable.
  
Aujourd’hui Jeanne doit venir, si ma mémoire est bonne. Je l’ai noté dans un minuscule agenda où je consigne une foule de renseignements, d’idées, d’impressions, d’anecdotes que je retrouve à loisir et qui m’offrent des pensées vagabondes nées de détails anodins. J’aime les visites de Jeanne, nos bavardages légers, comme les propos plus graves et importants que nous échangeons, ponctués de silences. Ils me réconfortent, même quand on se parle très peu, toujours d’une voix feutrée. C’est reposant. Ça tombe bien, celle de Jeanne convient parfaitement. Elle est d’une telle douceur, chaude, pas très haut perchée, incitant à la confidence. Elle glisse en mots de velours susurrés. J’avoue que je dois parfois tendre l’oreille quand Jeanne murmure. Je lui dis qu’elle le fait exprès et ça la fait rire doucement.
  
La semaine dernière, elle devait passer, mais sa voiture, qui commence à prendre de l’âge et risque le K.O. à tout moment est tombée en panne. Elle était désolée, mais sans doute pas autant que moi !
  
Il m’arrive souvent de risquer des mots d’humour pour moi seul. Je ne vois pas avec qui et comment je les partagerais. Et puis qui s’en amuserait ? Alors, j’en ris seul et personne ne m’entend.
  
Les jours de plein soleil, quand le ciel se teint en bleu, mon regard va chercher, sur un petit rectangle azuré, les collines lointaines et floues aux courbes estompées.
  
La semaine passée, j’ai reçu un rappel m’enjoignant de payer ma facture d’eau relative à mon dernier appartement, que j’ai quitté depuis plus de deux ans. Cela me coûte bien moins cher à présent, puisque j’ai déménagé.
  
Contraint de ne plus voyager autrement qu’en pensée, je me suis mis à l’aquarelle. Beaucoup d’eau souvent, peu de matière, le tout faisant vivre la feuille, l’habitant. Un rêve de gosse éclos sur le tard. J’ai toujours eu envie de poser des couleurs, mais avec parcimonie, car si je n’ai jamais vraiment manqué de rien, j’ai toujours calculé au centime près.
  
Je trouve cela presque immatériel. La matière fine pénètre dans le grain, se faufile, inonde ou effleure. Rien n’est en surface. J’ai l’impression que l’aquarelle est à l’image de la vie qui nous marque à notre insu, souvent par petites touches, si délicates qu’on ne les sent pas. Elles restent au fond de nous, indélébiles, ineffaçables, nous bâtissent, nous pétrissent.
  
Mon téléphone portable est en panne, depuis longtemps en réparation. Un aimable voisin a accepté de me prêter le sien quelques instants. J’ai pu ainsi appeler Jeanne qui devait m’apporter des habits.  Elle viendra bientôt.
  
Je ne dis à personne que j’aime feuilleter les catalogues. Pas tous. Surtout ceux où l’on voit des photos de nature et d’animaux. Ça me donne envie d’avoir un jardin pour moi tout seul. Sur le bord de ma haute fenêtre, j’ai posé une discrète jardinière où vivent des succulentes résistant aux variations de température. Sur ma table de chevet, un joli cactus me tient compagnie. Il va bientôt donner une fleur que j’attends avec impatience. Il voisine avec mes bouquins qui ne font là qu’une courte escale. J’en lis des tonnes ; parfois deux de front, comme j’aime à le dire. Un gai et un autre, sérieux. La bibliothèque est bien fournie, capable de satisfaire tous les goûts. On y rencontre peu de monde. On peut pourtant s’y asseoir dans le calme, à trois ou quatre, dans le silence toujours feutré. Pas trop longtemps, et c’est bien dommage. Les polars, les contes et les poèmes, j’adore. Les contes, pour l’enfance que je garde en moi. Et la poésie, parce que ce sont des mots mis en musique. Je ferme les yeux et voilà une sonate ! Mais les contes reviennent en dansant et m’emportent sur un ballet ! Et je deviens sorcière d’opéra.
  
J’ai souvent l’impression, la certitude même d’être un grand naïf, une sorte d’enfant, à l’intérieur, costumé au grand jour, portant une barbe grisonnante. La différence d’âge doit transparaître sur mon visage : des yeux qui s’évadent, des rides discrètes. Il est de bon ton de faire son âge, et quand on ne le fait pas, les gens s’étonnent. Comme si on n’avait rien d’autre à faire ! Et pendant ce temps, le temps passe, lui !
  
C’est l’heure de ma promenade du soir. Quel que soit le temps. Deux ou trois tours au même rythme, le regard en alerte, de brefs arrêts pour observer tout ce qui vient parfois modifier cet univers figé. Mes genoux me portent mal en ce moment. Je suis trop souvent tombé sur eux, épuisé. Le cuir endolori, ils ont été maltraités.
  Le repas du soir, ce sera lasagnes à la bolognaise, salade verte aux noix et au vinaigre balsamique. J’aurais bien mis la main à la pâte, mais ce n’est vraiment pas possible. Pourtant, les volontaires avides d’occupation ne manquent pas.
  
Ensuite j’irai plonger dans mes catalogues. Je vous en parlais tout à l’heure. J’ai digressé, comme on dit. Une de mes grands-mères était une spécialiste du genre. Elle commençait à raconter une histoire, une anecdote et un détail ouvrait soudain une porte qui donnait sur une autre poste, et ainsi de suite… Après cinq minutes, elle n’avait toujours pas fini la première histoire qu’elle avait souvent oubliée.
  
Mais moi, je n’oublie pas mes catalogues qui me donnent un air de vieille dame faisant ses achats par correspondance. Je tourne les pages et mon index s’arrête sur les objets les plus inattendus, au gré de ses sautillements. Mon regard s’attarde sur les femmes élégantes en dessous affriolants ou invitant à prendre la mer, à s’allonger sur le sable chaud. Elles s’avancent, s’étirent, sourient. Et leur peau hâlée sent bon l’embrun.
Je ne sais pas encore si je resterai ici. À fréquenter des espaces restreints, à se mouvoir à l’étroit, j’imagine que les murs opposés finiront par se rapprocher pour se rejoindre. Je sais bien que c’est impossible, mais je crains d’être pris en sandwich, tels beurre et jambon captifs, prêts à être dévorés ! Ah ! cette liberté si ardue à définir, mais qu’on appelle de toutes ses forces dès qu’on la sent confisquée !
  
Ce soir, nous mangerons plus tôt que d’ordinaire, car une troupe théâtrale locale viendra jouer un vaudeville. En cette fin d’après-midi, Jeanne pourrait encore venir me rendre visite. Je n’y crois plus, mais cela ne freine pas mon impatience pour autant. Faudra bien que je me raisonne. Je vois si peu de monde…
  Quand mon téléphone me reviendra réparé, tout s’arrangera, car je pourrai parler plus souvent à Jeanne. Je fais semblant d’allumer une cigarette. Heureusement qu’une de mes mains vient de trouver un bonbon acidulé au fond d’une poche !
  
Voilà qu’on me parle de loin, qu’on me fait signe de rentrer dans le bâtiment. Quelqu’un veut me rencontrer. Jeanne ? On me l’aurait dit. Fébrile, anxieux, je hâte le pas vers le parloir et me retrouve face à un homme qui me salue, sourire aux lèvres. Je le remets soudain : Me Chauvy, mon avocat. Alors j’attends, bloquant ma respiration.

  - Bonsoir, Monsieur Longe. Je suis venu vous dire que vous êtes libre ! J’avais trop envie de vous annoncer personnellement la bonne nouvelle au plus vite. Je vous reverrai très bientôt. Excusez-moi, je dois partir. Passez une bonne nuit, Monsieur Longe.

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