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Par Édith PROT

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Charles Marie de Chilly

Depuis longtemps, la Meuse fournit au 6e art (ainsi qu’au 7e depuis l’invention du cinéma) un certain nombre d’acteurs, généralement excellents. Il n’est certes pas question de vous tracer aujourd’hui le portrait d’Isabelle Nanty ou de Laurent Stocker qui sont, fort heureusement, loin d’être des inconnus et à qui je ne souhaite pas d’avoir un jour le triste privilège de finir dans une de mes rubriques. Celui dont je vais vous parler vécut avant l’invention du cinéma, et si l’académie qui décerne les Molières aux gens de théâtre avait existé au XIXe siècle, nul doute qu’il en aurait reçu plusieurs. Normal… Un Meusien…

Charles Marie de Chilly naît en 1804 à Stenay. On sait peu de choses de sa mère, originaire de St Domingue, à part son nom et le fait qu’elle disparaît presque aussitôt du cercle de famille. Charles est d’abord élevé par son père, receveur des contributions, puis, après son décès, par son oncle, un militaire. Une fois ses études terminées, il gagne Paris où l’attend un emploi dans une maison de commerce. En résumé, rien ne le prédispose à une vie de saltimbanque !

Un soir, pour se changer les idées, il se rend au théâtre de la porte Saint-Martin pour assister à un mélodrame dont on parle beaucoup autour de lui, Les deux forçats. Ce n’est certes pas la qualité du texte qui l’émeut, mais la prestation de Marie Dorval, la jeune comédienne qui tient le rôle principal et fait sangloter la salle entière tant son jeu est étonnant de sincérité. Pour Charles, c’est une révélation : lui aussi veut pouvoir provoquer de telles émotions !... Il sera donc comédien. Il prend des cours de théâtre et débute dans des petits rôles et dans des petits théâtres. Notre apprenti comédien est bien conscient que, pour lui, le chemin ne sera pas facile. Au début il a du mal à poser sa voix et se fait siffler dès qu’il commence à parler. Mais surtout, il a ce qu’on appelle aujourd’hui une « gueule », un visage anguleux qui semble lui fermer à jamais la porte des rôles de jeune premier ou d’amoureux.

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Un critique le décrit à l’époque comme « mince et assez bien fait. Seulement on s’aperçoit trop qu’il a le nez au milieu du visage ». On croirait lire une tirade de Cyrano de Bergerac et pourtant la pièce n’existait pas encore ! Ah, s’il était né cinquante ans plus tard ou Edmond Rostand cinquante ans plus tôt, Charles aurait sans doute fait un Cyrano époustouflant sans même avoir recours à un postiche ! Disons que le destin a fait une erreur de timing !

Malgré tous ces obstacles, il s’entête, continue les cours et à force de travail, réussit à intégrer une troupe parisienne qui part en tournée en province. Après cet apprentissage de deux ans, il rentre à Paris en 1829 et se fait engager par Harel, le directeur de l’Odéon, pour tenir les seconds rôles. Deux ans plus tard, Harel, qui étouffe dans le carcan de ce théâtre conventionné, décide de quitter l’Odéon pour le théâtre de la porte Saint-Martin, certes moins coté, mais où il aura les coudées franches pour choisir les auteurs qu’il veut programmer. Il emmène dans ses bagages une grande partie de la troupe, dont Charles, mais aussi un certain nombre des auteurs romantiques du moment, dont un certain Victor Hugo dont il désire monter la pièce Marie Tudor. Harel confie à Charles le rôle du juif. Bien que ce soit loin d’être rôle le plus important de la pièce, l’interprétation qu’il en fait lui vaut les applaudissements du public à chaque représentation.

Ainsi remarqué, il obtient un contrat de trois ans au Théâtre Français d’Amsterdam où il peut enfin accéder à des premiers rôles. Sa réputation est telle que lorsque le comédien vedette du théâtre de l’Ambigu décède subitement, on vient le solliciter pour lui offrir sa place. Finalement, avec la maturité, Charles finit par trouver sa voie : les rôles de traîtres.

Contrairement à ce qui s’est fait jusque là, il ne joue pas les fourbes en usant d’une voix tonitruante, en roulant les "R" et en jetant des regards sournois appuyés. Tout au contraire il se présente sous les traits d’un homme du monde qui dissimule sa haine sous des sourires policés, ne trahissant sa noirceur que par quelques fêlures et quelques saccades dans sa voix. Dans le Mémorial de Ste-Hélène, il joue si bien le rôle d’Hudson Lowe que le public l’insulte à la sortie du théâtre, ce qui le ravit. (C’est le plus bel éloge que l’on puisse adresser à un artiste tenant le rôle d’un traître).

Après deux triomphes dans Le Marchand de Venise où il campe un magnifique Shylok et dans le Père aux écus, un rôle écrit pour lui, il quitte la scène pour devenir directeur de théâtre à partir de 1857. C’est d’abord l’Ambigu, qu’il parvient à redresser, puis en 1867, il prend en charge l’Odéon et y fait à nouveau programmer des œuvres littéraires majeures. C’est ainsi que, en 1872, il monte Ruy Blas, de Victor Hugo, avec Sarah Bernhart. Encore un triomphe ! Pour fêter ce succès, Victor Hugo donne une fête à laquelle se rend Charles de Chilly, bien qu’il soit malade depuis quelque temps. Il y fait un malaise et meurt peu de temps plus tard.

Il est inhumé à Paris, au cimetière du Père-Lachaise. Toutes les nécrologies qui lui sont consacrées s’accordent à reconnaître en lui un comédien expert et un directeur de théâtre talentueux et habile. Peu font allusion à son dévouement au sein de l’Association de secours mutuel des artistes dramatiques.

Qu’ajouter d’autre sinon « Chapeau l’artiste ! »

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