Nouvelles 109-septembre-1.jpg2021

Et c'est celle de...

Lagneau patrick2

Patrick LAGNEAU

 

Le contrat

Ce matin-là, mon réveil fut différent des autres. J’étais fébrile. C’était le grand jour. J’avais fait de l’insomnie une grosse partie de la nuit, et des rêves bizarres avaient peuplé mon sommeil lorsque je m’étais endormi. Pas des cauchemars, non, plutôt une succession d’images sous forme de flashs irrationnels qui avaient transformé mon subconscient en une sorte de kaléidoscope psychédélique.

C’était mon premier contrat. Quelle impression étrange ! Je savais que j’allais franchir une étape. J’allais devenir quelqu’un. Quelqu’un d’important. Avec une responsabilité. J’allais être reconnu pour cela. J’allais rejoindre le clan des hommes. Des vrais. Ceux de la famille. Rien n’était au-dessus de la famille.

J’anticipais ce moment clef de ma vie où j'aurais la carabine entre les mains. J’imaginais déjà ce qu’on pouvait ressentir. Le côté jubilatoire de relever le levier d’armement. Saisir la balle entre les doigts. La glisser dans la culasse. Rabaisser le levier. Mettre en joue la crosse bien calée dans le creux de l’épaule. Attendre le passage de la cible. Que je ne connais pas. Il valait mieux d’ailleurs. On me l’indiquerait en temps voulu. Ce serait la surprise.

Je pris une douche rapide, enfilai la chemise et le costume préparés sur mon lit par ma mère, me coiffai devant le miroir de la salle de bain, et me trouvai pâlot. Dès que ma raie fut parfaitement droite sur le côté gauche de mon crâne, je posai le peigne sur la tablette du lavabo et me donnai deux, trois tapes sur chaque joue pour tenter de les colorer un peu. Je craignais trop que les hommes de la famille pensent que j’avais peur.

La matinée me parut interminable jusqu’au déjeuner. Pour la circonstance, ma mère avait invité ses trois frères, leurs femmes et leurs enfants. Mon père était décédé dans des circonstances troubles dont on ne m’avait jamais parlé. Ce n’est qu’au café que le parrain est arrivé. Seul. C’était de sa responsabilité de m’accompagner pour finaliser ce premier contrat. En tout cas, c’était lui qui en avait émis l’idée. Il me toisa de la tête aux pieds. Sembla satisfait.

— Prêt ? fut l'unique et brève question qu’il me posa.

J’acquiesçai d’un signe de tête qui se voulait ferme et déterminé. C’était l’heure.
Nous marchions en ligne sur le trottoir. J’étais au milieu, le parrain et un de mes oncles à ma gauche, et les deux autres à ma droite. Il y avait dans ce déplacement comme une espèce de solennité que je devais sans doute être le seul à ressentir. Je tentai de cacher l’émotion que je sentais naître en moi, au fur et à mesure que nous nous rapprochions de l’endroit où il me serait demandé d’être en position. Tout alla ensuite très vite.
Je me retrouvai soudain avec une carabine entre les mains. Le parrain, d’un geste panoramique et sans un mot, m’invita à appréhender visuellement ce qui s’offrait à moi. Je compris que c’est là qu’il allait me désigner LA cible. Mon cœur battait la chamade. Je pris une profonde inspiration et c’est le moment qu’il choisit pour me donner LA balle. La seule. C’était le signal.
Alors, comme je l’avais imaginé le matin même pour les avoir vu opérer, lui et mes oncles, je relevai le levier d’armement, glissai la balle dans la culasse, rabaissai le levier, mis en joue la crosse bien calée dans le creux de l’épaule. J’étais en position de tir. Je n’avais plus qu’à attendre. Attendre le passage de la cible que le parrain m’indiquerait.
Et l’ordre tomba.
Impératif.
Cinglant.

— Lui, là, avec le chapeau !

Je fermai un œil. De l’autre, j’attendis que la cible passe devant mon viseur. À l’instant où sa silhouette se profila dans l’axe du canon, sans aucune hésitation, sans trembler et sans scrupule, j’appuyai sur la gâchette. Tout alla très vite. Ma cible bascula et disparut de mon champ de vision.
Le parrain et mes oncles applaudirent ensemble mon exploit.
J’étais fier.
Dorénavant, je faisais partie du clan des hommes. Des vrais.

Mon parrain était le frère de mon père. Il le remplaçait un peu. En tout cas, il comblait son absence. C’est lui qui m’avait annoncé le contrat dès le mois de septembre.

— Si tu arrives fin mars avec au moins 14 de moyenne, à Pâques, je t’emmène tirer sur cible à la fête foraine…

J’avais douze ans.
J'étais en sixième.
On était fin mars.
J’avais 15 de moyenne.


"Le contrat" est une nouvelle qui fait partie du recueil "Des chutes en cascade" de Patrick Lagneau publié en juillet. Cliquez sur ce lien pour en savoir plus !

 

Bas retour page precedenteBas pp archives e

Lectures de cette page

web counter

Ajouter un commentaire