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Par Jean-Luc QUÉMARD

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Le premier espionnage téléphonique de l'histoire militaire
(Première partie)

 

Cet évènement s’est déroulé au Bois Brûlé dans la forêt d’Apremont (Meuse).

On entend souvent dire que l'armée française est en retard d'une guerre. Pourtant en avril 1915, le lieutenant Delavie du 210ème RI est à l'origine du premier espionnage téléphonique de l'histoire militaire. Cet officier de l'ombre est dans le civil, professeur de sciences à l’école des métiers de Vierzon et c'est un grand passionné de l’électricité.

C'est au cours de sa nouvelle affectation dans la compagnie téléphoniste de son régiment au Bois brûlé (saillant de St-Mihiel) à proximité d'Apremont qu'il fait une découverte à l'issue d'un bombardement. Lors de la vérification des lignes, bien abritées, il écoute l'une d'elles. Il constate que parfois plusieurs conversations se mélangent sur une même ligne avec, ponctuellement, des mots en allemand. Après réflexion, il pense que « ces mélanges » sont dus à l’utilisation de la terre comme conducteur de retour, aussi bien côté français que côté allemand.

Il lui vient l'excellente idée de planter des baïonnettes et plus tard des piquets de fer au plus près de la tranchée de première ligne allemande et de les relier à un haut-parleur « bricolé » par une ligne totalement isolée du sol. Les résultats sont exceptionnels : comptes rendus d’artillerie, relèves des troupes, préparations d’attaque, identifications des unités etc. L’espionnage téléphonique vient de naître. Je cite un des premiers messages entendus et traduits : « Oui mon lieutenant, le rapport de l’attaque est le suivant, 1ère compagnie, 3 tués, la 2ème, 13 tués, la 3ème, 0, la 4ème, en a 22. Les 7 compagnies qui étaient sur le chemin ont de lourdes pertes. Ils sont arrivés avec 2 heures de retard, on ne sait pas encore combien il y a de blessés car ils étaient restés sur le chemin. C‘est un peu raide. Voilà 3 fois que les Français nous font ça. Une première fois pour les bataillons qui allaient attaquer à la Vaux-Fery[1], dès le point de rassemblement, une seconde fois pour le bataillon de Landsturm[2] qu’on a fait monter et aujourd’hui, on ne peut plus remuer une compagnie sans recevoir un ouragan de mitraille ».

Cette découverte, transmise à l'état-major du 8ème corps d’armée, est maintenue secrète. Après vérification par les autorités militaires du secteur, Delavie reçoit l'accord de pouvoir donner suite à ces écoutes. Pour améliorer la réception, il met au point le premier poste d'écoute rudimentaire qu'il perfectionne par la suite en le transformant pour écouter plusieurs lignes en alternance.

Il recrute des sous-officiers et des simples soldats sachant parler la langue de Goethe et l'écrire pour espionner les premières lignes ennemies et rapporter des renseignements aux différents échelons de commandement. Ces renseignements selon leur degré d’importance permettent de déjouer les préparatifs d'attaques dans un ou des secteurs bien ciblés. Le commandement peut ainsi les devancer le cas échéant par des bombardements d'artillerie ou autres changements de stratégie. Cette découverte contribue à double titre à contrer efficacement l’ennemi et à sauvegarder des vies françaises en évitant de lancer des assauts inutiles mais plus réfléchis.

Le système se développe et devient réglementaire fin juin au sein de son corps d’armée (le 8ème). Il est étendu par la suite à l’ensemble des armées françaises et alliées.

Des équipes de téléphonistes voient le jour. Elles sont composées d'interprètes et de monteurs, tous recrutés sous le sceau du secret. Lors de l'installation des lignes au plus près de celles des Allemands, certains monteurs par imprudence ou négligence sont tués. Secret oblige, ils ne sont jamais déclarés tués à l'endroit même où ils ont livré leur dernier souffle. Les hommes du régiment ne devant jamais connaître les emplacements des postes d'écoute camouflés en simple abri, l’entrée est interdite et filtrée.

Le système a évolué selon les contraintes imposées par l’ennemi. S’adapter au mieux pour continuer les écoutes, c’est ce à quoi, le lieutenant Delavie en permanence. Lorsque les Allemands interdisent de téléphoner à moins de 300 mètres de la première ligne, les postes d’écoute sont dotés d’amplificateurs. Se doutant qu'il est espionné, l’ennemi communique alors en morse. L’officier doit faire appel à des spécialistes et former un maximum de téléphonistes au décodage de ce moyen de transmission.

Devant Verdun, les postes d’écoute téléphonique, (une trentaine) installés dès septembre 1915, alertent le commandant de la région fortifiée de Verdun sur les préparatifs d’attaque allemande et leur montée en puissance. Ils lui permettent également d’argumenter ses demandes de renforts en effectifs et en artillerie. Le GQG (Joffre) reste sourd, ne croyant pas à une attaque sur le secteur de Verdun. Jouant l’ignorant, il s’entête dans son refus d’admettre la véracité des renseignements. La suite lui donne tort.

Au début de cette nouvelle guerre d’écoutes, les Allemands, malgré leur constat d'être parfois devancés sur leurs décisions stratégiques ne découvrent pas ce stratagème et ignorent ce dispositif. En effet, en cas d'assauts ou raids ennemis, les consignes de sécurité stipulent qu’ils doivent être complètement détruits. C'est ce qui arrive au bois des Caures (proximité de Verdun) le 10 février 1916. Au cours de la nuit, une patrouille allemande à la recherche de renseignements tombe sur un poste. L'équipe téléphoniste réagit promptement en détruisant le matériel et en brûlant les documents avant d'être capturée. Peu de temps avant, ce poste a informé le Lieutenant-colonel Driant commandant le groupement de chasseurs (56ème et 59ème BCP) et l'état-major de la 72ème division (général Bapst) qu'une attaque était prévue le 11 à l’aube. Des déserteurs alsaciens et mosellans confirment ce précieux renseignement. Cependant, l’attaque ne sera pas pas déclenchée en raison des conditions climatiques déplorables. Elle sera repoussée au 21 février.


[1] La Vaux-Féry est un bois situé dans la forêt d’Apremont au sud-est de St-Mihiel.

[2] Les Allemands emploient le terme Landsturm pour désigner des unités militaires composées de troupes de moindre qualité que celles reconnues d’élite.

 

(Toutes les photos peuvent être agrandies d'un simple clic)

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Lieutenant Delavie et son téléphone portable. Il porte le brassard de deuil en mémoire de son frère tué en octobre 1914. Le lieutenant Delavie et ses camarades dans un poste d’écoute (nom de code, Chasseur) dessin de H.Barrès

Lieutenant Delavie et ses brigands (ses écouteurs)

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Poste d’écoute rudimentaire

Relevé opérationnel, secteur bois brûlé – Saint-Aignant

Extrait carte forêt d’Apremont (P.E) poste d’écoute

 

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