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Par Édith PROT

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Edmond Laguerre

Olry Terquem, créateur du journal « Les nouvelles annales mathématiques », n’en crut pas ses yeux lorsqu’il reçut cet article. Son auteur ne prétendait rien moins qu’apporter la solution à un problème portant sur la transformation homographique des relations angulaires. Certes, pour un simple béotien, l’intitulé de la recherche est déjà à lui seul totalement obscur, mais pour un mathématicien comme Terquem, ce qu’il avait sous les yeux était absolument stupéfiant… Pensez donc ! Des spécialistes aussi éminents que Poncelet et Chasles n’étaient pas parvenus à la solution que proposait un gamin de dix-neuf ans, un lycéen qui n’avait même pas encore son BAC… Un Meusien…

Edmond Laguerre nait en 1834 à Bar-le-Duc. Son père est quincailler et sa mère est la fille de Jean Werly, le créateur du corset sans couture. Autant dire une famille aisée. Peut-être est-il ce que l’on appelle aujourd’hui un enfant précoce, car bien qu’intelligent, il ne se montre pas particulièrement brillant dans ses études, son parcours scolaire suivant un schéma tristement répétitif. À son arrivée dans un établissement scolaire, il a d’excellentes notes, puis il commence à s’ennuyer, ne travaille plus que certaines matières, celles qu’il juge dignes d’intérêt, et de ce fait ses résultats chutent jusqu’à ce qu’on décide de le changer d’établissement. Cette attitude étrange est associée à une santé précaire qui pourrait encore aggraver les choses si ses parents ne  lui avaient pas adjoint un camarade chargé de veiller sur lui.

Au cours de sa dernière année de lycée, heureusement, les défis à relever sont multiples, ce qui semble le motiver davantage : il obtient son BAC, est reçu 4e au concours d’entrée à l’École Polytechnique et envoie le fameux article à Terquem. Ce regain de motivation ne dure pas… Une fois à Polytechnique, il retombe dans ses travers, et n’a de ce fait pas grand choix pour son affectation à la sortie. Même parcours à l’École Impériale d’Application de l’Artillerie et du Génie de Metz, où là encore on lui reproche de ne pas s’intéresser à toutes les matières enseignées dans l’école.

À la fin de ses études, il est affecté dans un régiment d’artillerie puis comme adjoint dans une manufacture d’armes à Mutzig. Il s’y ennuie à tel point qu’il préfère abandonner cette affectation pour devenir répétiteur adjoint en géométrie à l’École Polytechnique. Le poste est moins prestigieux, mais lui permet de renouer avec ses chères mathématiques. Il revit ! Il consacre à nouveau tout son temps libre à la recherche et renoue avec ses camarades mathématiciens. Promu capitaine, il devient répétiteur titulaire et on l’autorise à donner des cours de géométrie à la Sorbonne. Il se marie et semble enfin avoir trouvé un équilibre lorsqu’éclate la guerre de 1870. On lui confie le commandement d’une batterie d’artillerie dont la conduite, à la bataille de Champigny, lui vaut d’être fait Chevalier de la Légion d’honneur.

Après la défaite, il retourne à l’enseignement et à ses travaux de recherche. Pressé par ses amis, il accepte enfin de publier ses notes, ce qu’il s’était toujours refusé à faire auparavant,  prétextant qu’il n’avait pas atteint un degré de clarté suffisant. Grâce à ces publications, il se fait très vite une place importante parmi les réformateurs. Ses travaux, en effet, permettent de supprimer de longs calculs fastidieux et apportent une connaissance accrue du plan et des points imaginaires et des propriétés des courbes grâce à la création des systèmes de coordonnées. Mais il ne se cantonne pas à la seule géométrie et ses travaux sur les polynômes font progresser la recherche en mécanique quantique. Malheureusement, tout ce travail le fatigue de plus en plus, aussi, pour ménager sa santé, il préfère sortir peu et consacrer son rare temps libre à l’éducation de ses deux filles.

En 1883, il prend une retraite anticipée et, grâce à ses amis, il obtient une chaire de mathématiques au Collège de France. L’année suivante, il est élu à l’Académie des Sciences. Mais il a trop présumé de ses forces. La fièvre qui l’affaiblit chaque jour davantage l’amène à quitter Paris après un unique cours sur les ellipsoïdes au Collège de France. Il rentre à Bar-le-Duc où il décède en 1886. Le monde des mathématiques lui rend un hommage appuyé et on lui décerne à titre posthume le prix Petit d’Ormoy.

Son nom restera attaché à une famille de polynômes pour lesquels il a prouvé des relations d’orthogonalité et trois de ses amis mathématiciens, dont Henri Poincaré et Eugène Rouché, convaincus de la nécessité de faire connaître au monde la totalité de ses travaux,  feront publier ses œuvres complètes à leurs frais. Ce pavé, réservé aux mathématiciens de haut niveau ne provoqua jamais l’hystérie des lecteurs, mais, qui sait, peut-être qu’avec un titre plus aguicheur… « Cinquante nuances de polynômes » ??...

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