Ecrits d hiver05-mai-1.jpg2020 1

L'inclassable de

Lombard Pierre 8

Pierre LOMBARD

Vingt ans

Vingt ans !... Vingt ans déjà que l’on m’a oublié à l’intérieur de cette grande malle poussiéreuse, dans ce grenier à l’atmosphère malsaine... glaciale en hiver, brûlante aux beaux jours...

C’est que... j’en ai entendu dans cette prison d’osier ! Combats entre araignées et grosses mouches bleues, trottinements des souris, vols feutrés des chauves-souris, grignotages des lérots, craquements des poutres, plaintes des fantômes ou hululements des chouettes effraies qui vous glacent le sang...

Et puis... Tous les bruits qui montaient de l’intérieur de la maison ou du fond du jardin : les joies, les fêtes, les bonheurs, bien sûr... mais aussi les disputes, les portes qui claquent et les cœurs qui se ferment. Je n’ai pas toujours tout compris... Je me sentais si seul !

Mais c’est bel et bien deux décennies que j’ai passées dans ce coffre, en compagnie d’albums de Babar, d’un Pinocchio en bois à la peinture écaillée et d’une panoplie de Davy Crockett, composée d’un poignard en plastique, d’un gilet à franges et d’un ridicule bonnet en peau de lapin...

Vingt ans d’oubli et d’abandon, confiné avec ces voisins grotesques... Quelle ingratitude ! Quand je pense à ce que j’ai pu vivre... À cette si merveilleuse histoire d’amour avec lui ! Nous avons tout fait ensemble, je l’ai toujours suivi dans ses aventures les plus folles...

Lorsqu’il était prisonnier des Iroquois, bravant tous les dangers et risquant ma vie à chaque instant, je l’ai délivré ! Quand il a gravi le Mont-Blanc, malgré le vent qui mordait et la neige gelée, je l’ai réchauffé... À chaque échec, je l’ai réconforté, à chaque peur, je l’ai rassuré...
Je sais bien que je ne devrais pas me plaindre, car tellement d’êtres n'ont pas eu la chance de vivre ce que j’ai connu ! Nous avons fait de si beaux voyages... Il m’emmenait partout : des grandes forêts argonnaises peuplées de loups aux fleuves de Chine bordés de jasmin... J’étais de toutes les aventures...

Combien de fois m’a-t-il serré dans ses bras, me confiant tout bas ses sentiments les plus secrets, les plus intimes ? Combien de fois ai-je séché ses larmes en le cajolant ? Combien de fois nous sommes-nous disputés et réconciliés presque aussitôt, dans une complicité sans cesse grandissante ?

Et puis, un beau jour - si j’ose dire - il m’a jeté, m’a humilié, comme cela, sans raison, sans prévenir. Tout ce que j’avais fait pour lui ne comptait plus.
Je n’ai pas compris... Il venait, d’un seul coup, de balayer d’un revers de manche des années de vie commune, de passion, de connivence...
Mais pourquoi ? Qu’est-ce que j’ai donc pu faire de mal pour mériter ce châtiment ?

J’ai eu beau le supplier, me traîner à ses pieds, lui crier mon amour... il n’a rien voulu entendre et c’est ainsi que j’ai fini dans ce fatras...

Aujourd’hui encore, je pleure en silence en attendant je ne sais quel miracle... peut-être qu’il se souvienne de moi et qu’il revienne ici...

Peut-être qu’il ouvre cette malle et qu’il se mette à la fouiller, puisque ce temps enfin disponible lui permet de ranger son grenier...

Alors son fils lui demandera qui je suis et il répondra :

— Je te présente Cadichon, mon petit âne en peluche !... À présent, il est pour toi ! Tu vois, finalement, ce confinement, ça a du bon…

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