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Et c'est celle de...

Reber claudine

Claudine REBER

UNE HISTOIRE PEU BANALE

Depuis trois ans je la vois arriver et remplir d’eau, deux arrosoirs. Moi, la pie curieuse, je l’observe. Où va-t-elle ? Que fait-elle ?

L’eau qui luit au soleil dans ces contenants m’attire, alors je la suis. L’ascension de l’allée pentue paraît pénible à la femme ; elle est courbée par le poids de l’eau. Arrivée au sommet de cette côte, elle voit apparaître une friche d’où émergent entre les herbes folles des croix et des stèles. Se frayant un passage comme elle peut, elle parvient enfin à accéder, me semble-t-il, au but : une tombe ! La tombe de ses parents sûrement. Je la sens énervée, révoltée à cause de cette végétation florissante et je l’entends maugréer : « Plus de respect pour les morts, la concession est au même prix pour tous, mais, jusque dans le repos éternel, chacun n’est pas logé à la même enseigne ».

Les jours passent… Perchée dans un arbre, je la reconnais, c’est elle qui revient vers les siens. Le rituel est identique : les arrosoirs, la montée difficile de l’allée qui mène aux tombes. Tout à coup, je n’en crois pas mes yeux ; elle est en train de défricher avec rage et détermination, laissant tous ses déchets végétaux dans ce qui reste de l’allée, puis elle s’en va.

Les herbes folles gisent là une semaine, deux semaines, puis elles agonisent grillées par le cagnard, là où la femme les a laissées par provocation, il n’y a pas de doute, et aussi pour faire réagir les vivants qui passeront par là. Mai a fait fleurir ses pissenlits, juin ses laiterons, puis juillet à son tour est arrivé avec ses fleurs des champs, démontrant à la femme aux arrosoirs que cette partie du cimetière était complètement laissée à l’abandon. Point de gardien à l’horizon.

Chaque jour, en fin d’après-midi, la pie curieuse va se percher sur son arbre mirador jouxtant le mur du cimetière, en guettant et en espérant l’arrivée de cette femme, qui lui offre, bien malgré elle, une distraction. Elle se demande quel va être le dénouement de cette histoire un peu macabre, je vous l’avoue.

Un beau jour, la pie sent que les choses vont bouger, car deux tombes plus haut, une femme se recueille. La femme aux arrosoirs qui n’avait encore jamais vu âme qui vive dans cette partie du cimetière, se dirige vers elle d’un pas décidé et entreprend la conversation. La pie ne comprend pas tout, mais pressent qu’il est question de rejets d’arbres qui poussent n’importe où et d’herbes folles envahissantes. Ces deux personnes discutent un bon moment. L’une, avec à la main, un arrosoir vide et l’autre, appuyée contre une croix. Elles sont d’accord sur un point : « On ne peut laisser ce coin du cimetière mangé par les herbes, sans rien faire ! »

— Si on faisait une pétition ? dit l’une.

— Une pétition à deux, c’est un peu juste, non ? répond l’autre.

Alors elles décident dans un premier temps d’enquêter chacune de leur côté. La femme aux arrosoirs ira visiter le cimetière de son village, là où elle habite et l’autre femme ira inspecter le deuxième cimetière de la ville. Elles se quittent et se donnent rendez-vous, même endroit même heure une autre fois, pour faire le point sur leur enquête.

Elles ne se sont jamais revues, se ratant de peu. Mais il est certain que nos deux enquêtrices en herbe ont fait un constat identique : point d’herbes folles ailleurs.

La femme aux arrosoirs commençant à perdre patience, voyant que rien n’évoluait et ne sachant plus à quel saint se vouer, se mit à prendre des photos de cette future forêt vierge.

Trois bonnes semaines passèrent encore et puis un jour, en arrivant à l’entrée du fouillis d’herbes, elle faillit laisser choir ses arrosoirs… tout était nettoyé ! Les rejets d’arbres déracinés et plus herbe qui vive. Rêvait-elle ? Pas possible ! Mais si ! Un miracle s’était produit. Cette partie du cimetière était redevenue ce qu’elle aurait dû toujours être, un lieu entretenu.

Alors comme elle ne voyait toujours pas l’autre dame, la pie-espionne vit la femme aux arrosoirs sortir de son sac à dos une vieille enveloppe et griffonner quelque chose avec son stylo. Ensuite, elle alla déposer son mot sur la tombe des parents de l’autre dame, coinçant celui-ci sous un pot de fleurs. La pie, toujours aux aguets, vit alors un peu plus tard l’autre dame répondre au courrier reçu, et comme elle n’avait pas de quoi écrire, elle traça maladroitement avec de la terre : "OUI" ! Elle porta ensuite l'enveloppe deux tombes plus bas que la sienne, et la posa sous le pied du Christ en marbre. Le lendemain, la pie vit sur les lèvres de  la dame aux arrosoirs se dessiner un petit sourire amusé. Cette histoire prenait une tournure un peu irréelle et cocasse. Il n’est quand même pas banal de communiquer par tombes interposées. Quelques mots continuèrent ainsi à circuler par le biais des tombes, puis cela se termina. Alors la pie s’en alla.

L’histoire ne dit pas pourquoi un beau jour ce coin du cimetière fut abandonné, puis repris en main : étaient-ce les outils de jardinage qui ne fonctionnaient plus depuis plusieurs années pour ce dernier carré du cimetière et qui avaient enfin été réparés ? Ou le gardien qui, épuisé par son travail, s’endormait chaque fois qu’il était sur le point d’arriver dans ce coin-là ? Ou bien encore, la pie curieuse, espionne et voleuse, qui avait subtilisé les photos prises par la dame aux arrosoirs, et dans un envol menaçant, les avait lâchées sur le gardien qui se serait enfin réveillé ?

Peu importe, chacun peut choisir la fin de cette histoire comme il le désire, là n’est pas l’essentiel.  

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