Nouvelles 107 08 juillet aout2019 1

Et c'est celle de...
Lagneau patrick 1
Patrick LAGNEAU


PASSAGE PROTÉGÉ

Marc, fasciné, observait par la fenêtre ensoleillée la jeune fille sur le trottoir en face, juste à l’entrée du jardin public. Elle semblait perdue, figée devant le passage protégé. Pas vraiment décidée à traverser la rue. Si elle avançait, ce serait pour aller au commissariat. Son air abattu, amorphe, presque fragile correspondait bien à ce qu’elle venait de vivre.
Elle ne bougeait toujours pas, confortant cette forme d’indécision que Marc percevait chez elle depuis qu’il la regardait. Il savait ce qui la retenait… Le mieux était de lui parler…
Il saisit son cahier à spirale et un stylo, dévala les escaliers, se retrouva sur le trottoir qu’il suivit jusqu’au niveau du jardin public, emprunta le passage protégé pour traverser la rue et rejoindre la jeune fille.
— Bonjour, Aline!

Son maquillage avait coulé avec les larmes. Des brins de paille parsemaient ses cheveux mi-longs emmêlés qui tombaient sur le col de son blouson en toile de jean, enfilé sur une robe froissée blanche à fleurs rouges. Aline avait dix-sept ans… Elle parut sortir d’un rêve et leva les sourcils pour exprimer sa surprise.
— Tu ne vas pas au commissariat? demanda Marc.
— Peut-être… J’hésite…

Elle semblait à la fois inquiète et en quête d’une réponse dans les yeux de Marc.
— Ça fait un moment que je suis là, maintenant…
— Oui, je sais. Mais tu vois, j’ignore comment ça se passe avec les flics. Souvent, les filles dans ton cas sont regardées d’un air suspicieux…
— Ah
?
— Oui, un peu comme si c’était leur faute à elles. Comme si elles avaient excité leurs agresseurs, les avaient provoqués. Comme si, en quelque sorte, être femme était de leur responsabilité…
— Je ne suis pas responsable.
— Évidemment
! Je te parle du regard que le flic posera sur toi. Si tu traverses la rue et que tu entres, tu peux tomber sur ce genre de policier soupçonneux qui ne te fera pas de cadeau.

— Ça dépend de sa personnalité…
— C’est vrai, mais de toute façon, je ne pense pas que tu doives y aller seule.
— Pourquoi?
— Parce que je ne maîtrise pas suffisamment l’aspect psychologique de ta rencontre avec le flic… Tu saisis?
La jeune fille esquissa une sorte de moue d’incompréhension.
— Bon, on va recommencer, poursuivit Marc.
— Si cette fois, on pouvait éviter le viol, ça m’arrangerait…
— Je m’en doute…
— Eh bien, on n’a qu’à faire différemment…
— Oui, tu as raison, il faut trouver une autre solution… À moins que…
— À moins que?
Marc griffonna quelques notes sur son cahier, puis releva la tête, les yeux dans le vague, la bouche ouverte comme s’il venait d’avoir une illumination. Pour signifier son impatience, Aline répéta :
— À moins que quoi?
En guise de réponse, Marc arracha des pages qu’il froissa et lança en boule dans la poubelle à l’entrée du jardin public.
— J’ai une autre idée!


Aline marchait sur un chemin de terre en pleine campagne. Marc était juché sur un mur de pierres le long duquel courait du lierre. Il la suivait des yeux. Les jambes croisées, le cahier posé sur sa cuisse. De temps en temps, il prenait des notes.

Aline repéra deux hommes qui venaient à sa rencontre. Ils étaient âgés d’une vingtaine d’années, plutôt beaux gosses. Lorsqu’ils furent à une dizaine de mètres de l’adolescente, ils se figèrent. Et le temps s’écoula sans qu’il se passe quoi que ce soit. Les deux garçons et Aline se regardaient sans aucune réaction, à peine intrigués par l’instant flou qu’ils vivaient. Au bout d’un certain temps d’inaction, ils se tournèrent vers Marc qui écrivait toujours.
— Bon alors, on y va ou pas? lui demanda le plus grand des deux.
Marc releva la tête, surpris.
— Oui, oui… J’ai presque terminé…
— Non, mais, parce que ça fait bien deux minutes qu’on attend, là…
Marc relut son dernier paragraphe, puis leur adressa un sourire.
— Voilà, j’ai fini. Mais je vous préviens… cette fois, c’est différent…
— Qu’est-ce qui est différent?
— Votre initiative tombe à l’eau…
— On ne la viole pas?…
— C’est en tout cas votre désir malsain… Vous ne pouvez pas résister à vos pulsions…
— Et ça se termine comment? demanda son compère.
— Surprise!
Les deux hommes se regardèrent, dubitatifs, puis, fatalistes, haussèrent les épaules. Ils tournèrent ensemble la tête vers Aline avec une lenteur calculée qui ne laissait planer aucun doute sur leurs intentions.
— Allez, viens là, ma belle, n’aie pas peur! lui lança l’un des deux d’un sourire sardonique et l’œil libidineux.
Quand ils eurent l’intuition qu’Aline allait s’enfuir, ils se précipitèrent sur elle et la renversèrent dans l’herbe. Elle se débattit comme une furie et le premier la plaqua au sol comme il put pendant que le second baissait son pantalon. Excité, ce dernier se jeta sur elle et colla une main sur sa bouche pour étouffer ses hurlements.
— La ferme ! La ferme ! Tu m’entends ? Tais-toi et tout va bien se passer !...
Aline avait les yeux exorbités et elle n’eut aucun doute sur ce qui l’attendait. À force de secouer la tête dans tous les sens, elle réussit à le mordre au sang. Il rugit de douleur en se tenant la main et, de rage, la gifla violemment.
Marc se désintéressait de l’action. Il écrivait. Il écrivait fébrilement. Il était intarissable et n’avait jamais vu une page de son cahier à spirale se noircir aussi rapidement. La bestialité de l’agression ne parvenait même pas à le tirer de son enthousiasme.
Il releva enfin la tête lorsqu’un chasseur apparut au détour d’un bosquet, alerté par les cris d’Aline. Marc porta une extrême attention à son approche silencieuse et quasi militaire. Il était transcendé par son intervention. Surtout au moment où l’homme couché sur Aline passa sa main sous sa robe pour lui arracher sa culotte et que le chasseur braqua son fusil sur eux.
— Hé! Salopards! Debout! aboya-t-il.
Celui qui maintenait Aline au sol se releva en premier, pâlit, et s’enfuit en courant sans demander son reste. Le chasseur prit son temps. Visa. Tira. L’homme s’effondra.
Le second tenta de remonter son pantalon qu’il avait sur les pieds, mais perdit l’équilibre et tomba la tête la première dans l’herbe.
— Relève-toi! cria le chasseur, son arme toujours braquée sur lui.
L’homme se redressa comme il put et parvint à remonter son pantalon dont il maintenait la ceinture à deux mains. Il était vert de trouille. Son regard terrorisé faisait des allers-retours rapides entre le corps de son ami étendu à une vingtaine de mètres et le canon du fusil. Tout tremblant, il essaya de deviner l’état psychologique du chasseur ou tout du moins de lire dans ses yeux son intention.
Rien ne se produisit. Alors qu’Aline, choquée, s’était relevée et avait défroissé sa robe, tous les trois étaient dans l’expectative. Les secondes s’égrenaient interminablement.
— Bon, on ne va pas non plus y passer le réveillon, lança le chasseur à Marc.
— Un moment…
Marc réfléchit en suçotant le capuchon de son stylo, puis plongea avec frénésie dans la suite de son texte.
Le chasseur sentit une vague puissante d’énergie envahir son corps. Résolument, il braqua son fusil sur l’homme terrifié qui se mit à pleurer.
— Non, s’il vous plaît… Pitié… je ne suis pas armé… laissez-moi une chance… pardon… pardon…
— Espèce d’ordure! Vous lui avez laissé une chance à la gamine… C’est à elle que tu devrais demander pardon...
— Même pas en rêve, répliqua Aline.
Marc rédigea la dernière réplique avec délectation. Encore dix secondes de silence et d’immobilité. Une éternité. Il leva les yeux de son cahier et pesa avec attention le drame qui se jouait devant lui, puis finalement poursuivit son écriture.
Le chasseur, sans hésiter, appuya sur la gâchette. Le corps de l’homme fut projeté dans les airs comme un pantin désarticulé et retomba au sol, la chemise ouverte sur sa poitrine en sang.

Marc était adossé à la grille du jardin public. Son cahier à spirale serré contre lui, le stylo en travers de la bouche, il observait Aline et le chasseur à deux mètres de lui sur le trottoir.

Aline était troublée par le passage protégé. Elle savait qu’ils allaient l’emprunter pour se rendre au commissariat, de l’autre côté de la rue.
— Bon! Il faut y aller, ma grande…
— Vous croyez qu’ils vont vous mettre en prison?
— Non, je ne pense pas… Tu es ma meilleure garantie…
Le petit bonhomme du feu de signalisation passa au vert. Après avoir échangé un regard complice, ils posèrent ensemble un pied sur le passage protégé.


Marc se frotta les paupières longuement. Quand il ouvrit les yeux, le jardin public, la rue, tout s’estompait et se superposait à l’environnement de son bureau. Les silhouettes d’Aline et du chasseur s’effaçaient lentement dans la transparence des vitres de la fenêtre ensoleillée. Il se pencha sur son ordinateur et avec frénésie ses doigts volèrent sur le clavier pour transcrire l’intensité de ce qu’il venait de vivre.
À midi, après avoir relu son texte, satisfait, il l’enregistra sur son disque dur. Puis il se leva et se fit couler un expresso. La saveur du café fumant le ramena progressivement à la réalité.

Après le repas, il se rendrait au commissariat pour demander les formalités à accomplir en cas de perte de papiers. Un sourire se dessina sur ses lèvres. Ses papiers ? Il les avait. Évidemment ! Juste une astuce pour observer le policier qui l’accueillerait. Avec son ressenti, il pourrait dresser le profil psychologique du flic qui prendrait la déposition d’Aline et du chasseur.
Alors il les rejoindrait et retrouverait le cahier à spirale et le stylo de son imagination. Être au cœur de l’action, rencontrer ses personnages, échanger avec eux était tellement jubilatoire pour avancer dans son roman…

Il se déplaça jusqu’à la fenêtre ensoleillée, sa tasse de café à la main. De l’autre côté de la rue, ils étaient là.
Tous les deux.
Côte à côte.
Immobiles.
Un pied sur le passage protégé.

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