UNE VISITE
En sortant de chez son éditeur, Laure Loge avait tout lieu d’être satisfaite. L’étonnement avait fait place au doute semé de grain d’espoir, car elle était assurée que son premier roman « À la recherche du temps qui passe » serait publié avant la fin de l’année.
« Patientez. Ce n’est qu’une question de semaines, avait-il précisé. J’ai lu et relu votre ouvrage, tant il me passionnait. Je prenais à peine le temps d’avaler un casse-croûte sur le coup de midi et je replongeais dans sa lecture. Pour une réussite, c’est une réussite ! Et je pense que les lecteurs vont se ruer dans les librairies dès sa parution. En l’espace de quelques semaines, tout sera vendu et il nous faudra vite envisager une réédition »
« Parvenu à sa majorité, Parque devait maintenant, selon la règle, s’inscrire dans le temps : vivre à temps plein ou à temps partiel. Si on lui avait, peu à peu, expliqué la différence entre ces deux modes, s’il avait eu le loisir de souvent y réfléchir et d’échanger à leur sujet, il n’avait pas la moindre idée de ce qu’un tel choix pourrait impliquer dans son quotidien ni dans son avenir. Il était parvenu au carrefour annoncé, embrassant un bouquet de possibles et d’inconnues. Et puis, pas question de faire machine arrière, et pourquoi, du reste ? La vie était là, en marche ; et il fallait choisir l’une des deux possibilités offertes, tout naturellement ». C’étaient les premières lignes du roman.
La jeune femme qui l'avait envoyé chez un éditeur connu, un peu comme ça, par jeu, se demandait si ce dernier ne perdait pas la tête : enthousiaste, trop enthousiaste ; enjoué, passionné même. Elle se demandait s’il était bien raisonnable. Qu’est-ce qui, dans son ouvrage, avait pu susciter tant d’engouement, au point qu’il lise et relise cette histoire campée en dehors du temps, d’une autre époque, écrite à ses heures perdues, et exhumée d’un tiroir, sans vraiment la moindre intention, mue simplement par la curiosité pouvant naître de la découverte fortuite d’un objet tombé dans l’oubli et pourtant si chargé d’existence ?
La clepsydre était là, sur son bureau, allongée, comme au repos. Le sable fin, immobile, donnait ainsi l’impression que le temps s’était arrêté. « Ô temps, suspends ton vol », écrivait Lamartine qui voulait entraver sa fuite pour passer d’éternels instants avec son amour. Le temps volatil, volait-il dans les airs, aérien, fugace, indomptable et imprévisible ou était-il un vulgaire voleur qui vient vous chaparder quelques précieuses secondes d’une existence éphémère, trop courte ou trop longue, selon la manière dont on la vivait ?
Sans cesse retourner le sablier devenait une contrainte virant à une obsession peuplée de questions insolubles et obsédantes portées par des expressions utilisées de façon presque anodine, vidées du sens profond que révèle le mot à mot, lu et relu à haute voix pour que naissent des images : perdre ou gagner du temps, le prendre, le donner sans compter, même si c’est de l’argent pour les financiers, consacrer ou vouer du temps à une cause, laisser le temps faire son œuvre, donner du temps au temps, et enfin, celui d’une envolée qui emporte comme la bourrasque aspire les feuilles mortes qu’on ramasse à la pelle, comme la valse à mille temps aux notes folles égrenées en cascade. Le regarder marcher, le temps, passant silencieux. Puis partir à sa recherche.
Laure Loge n’avait jamais eu l’idée, l’intention de tuer le temps. Le tuer était pour elle une façon de s’abrutir. Et vivre avec ce poids sur les épaules ! Être traînée devant les tribunaux, en prendre pour vingt ans, surtout quand on aime, ou être condamnée à la perpétuité, combien de temps ?
Impossible de vivre autrement qu’avec son temps ; le retenir avec, dans la narine, cette persistante odeur de fleur d’oranger nichée dans des madeleines.
On sonna à la porte. Il était tard. Qui pouvait bien venir à cette heure ? Il fallait que ce fût important ou que le visiteur se fût trompé d’adresse. Peu craintive, Laure tourna la clef dans la serrure, ouvrit la porte retenue par une simple chaînette et trouva devant elle un homme souriant. Surprise, elle ne sut quoi dire, mais le visiteur lui rappela en quelques mots qu’elle lui avait donné rendez-vous ce soir même.
- Ne me cherchez plus, je suis là, devant vous, moi le passant de votre livre. Rappelez-vous. Nous nous sommes rencontrés voici longtemps, vous étiez toute petite. Rose, c’est votre prénom. Le temps vous va si bien qu’on dirait qu’il n’a aucune emprise sur vous. Je ne fais que passer, quelques secondes, un instant. Je ne vais pas m’éterniser.
— Je me souviens, maintenant ! fit-elle, tout sourire. Entrez donc et installez-vous sur ce canapé. Vous prendrez bien un thé ? Le temps qu’il infuse et je serai à vous.
Le visiteur s’assit. Il repéra la clepsydre sur le bureau tout proche et la remit debout. Le sable fin se remit à couler, poussière de temps. Pour Laure, il n’y avait donc pas de hasard.