VIEILLIR

Bénédicte Delahaye était ce que l’on peut appeler une intellectuelle… Directrice de collection chez un célèbre éditeur parisien, elle avait connu les plus grands auteurs du vingtième siècle et, bien qu’elle ne goutât pas l’ambiance des salons parisiens, elle faisait autorité sur ce beau monde. Elle n’avait pas d’états d’âme et c’est justement parce qu’elle ne fréquentait pas le microcosme bourgeois bohême de la Rive Gauche qu’elle ne présentait aucune faiblesse. Les honneurs ne l’intéressaient pas, l’argent ne lui procurait aucun plaisir et elle considérait les distinctions et autres breloques comme des hochets infantilisants. Et elle savait le rappeler régulièrement au gré de ses chroniques dans lesquelles elle ne se privait pas d’écorcher les fats et les arrivistes. Elle était respectée et, pour tout dire, crainte… Il faut dire qu’elle était impitoyable et qu’elle était capable de remettre en cause les auteurs les plus en vue… Certains la détestait, imbus de leur ego hypertrophié… Et pourtant, Bénédicte Delahaye voyait juste, toujours ! Elle avait la même capacité de découvrir un jeune auteur que de rabattre le caquet d’un écrivain prétentieux ! Elle avait construit des carrières prestigieuses lorsqu’elle trouvait un vrai talent, une identité forte, une sincérité sans faille et de jeunes écrivains lui devaient beaucoup même si elle aimait répéter qu’elle n’y était pour rien, qu’elle avait juste été là au bon moment… En revanche, elle savait tout aussi bien débusquer la supercherie, le plagiat, les « nègres » de certains auteurs célèbres et même les petits arrangements entre amis de prix littéraires prestigieux, qui étaient, selon elle, plus destinés à favoriser quelques grandes maisons d’édition, toujours les mêmes d’ailleurs, qu’à récompenser les capacités littéraires d’un auteur…
Mais à présent, plus personne ne la craignait et elle ne connaissait plus personne… Aloïs Alzheimer était passé par là…