HECTOR ET LE PLATANE

À force de regarder des films de Tarzan à la télévision, il fallait bien qu’un jour, Hector et Phil décident de l’imiter. Mais attention, pas en se lançant sur une liane, non, ils savent très bien qu’on n’en trouve que dans la jungle. Et la jungle, elle est loin, très loin de la ville où habitent leurs grands-parents.
Ce dimanche, comme tous les dimanches, les adultes traînent à table. Et ça dure, et ça dure… Les dimanches chez les grands-parents sont la hantise d’Hector et Phil. Les repas sont interminables et les enfants ne peuvent aller jouer que lorsqu’ils ont mangé leur dessert. Et le dessert, il se mange en même temps que les grands. En attendant, il faut écouter les conversations politiques qui ne les intéressent, mais alors, pas du tout, les histoires drôles qui font rire les adultes et auxquelles tous les deux ne comprennent rien, les problèmes professionnels dont ils n’ont que faire.
Aussi, quel soulagement quand le dessert arrive sur la table !
Ce dimanche-là, la tarte à la mirabelle, par ailleurs délicieuse, à peine engloutie, les voilà autorisés à quitter la table.
C’est l’heure d’aller jouer à Tarzan…
— Où on va aller ? Il n’y a pas du tout de jungle ici…
— Viens avec moi, dit Hector d’un œil malicieux, j’ai une idée.
Ils quittent la maison, se retrouve sur le trottoir, devant la route nationale. Un coup d’œil à droite, un coup d’œil à gauche, hop ! pas de voitures, ils traversent sur le passage protégé en courant et se dirigent vers la place du village, juste devant l’église.
— Qu’est-ce qu’on vient faire sur la place ? Tu veux aller à la messe ou quoi ?
— T’es fou, toi ! Il n’y a pas de messe l’après-midi… Non, retourne-toi ! C’est là qu’on va…
— Au monument aux morts ? Qu’est-ce qu’on va faire au monument aux morts ?
— Tu le fais exprès ou quoi ? Qu’est-ce qu’il y a derrière le monument aux morts ?
Phil regarde au-delà de la colonne entourée de fleurs et de grilles. Et là, il comprend où veut l’emmener Hector.
— Oh punaise ! Le platane !
— Eh oui, jubile Hector, c’est là que nous allons faire Tarzan.
Phil regarde plus attentivement l’énorme arbre qui étale ses branches feuillues tout autour de lui.
— Ouais, mais il n’y a pas de lianes, là !
— Ben non, on n’est pas dans la jungle, hein ! Mais à ton avis, pour se lancer avec ses lianes, comment il fait Tarzan ? Il saute depuis le sol ?
Et Phil, soudain, a une illumination.
— Ah, mais tu as raison, il monte dans les arbres !
— Voilà ! Et c’est ce que nous allons faire : grimper dans le platane !
Là, Phil commence à pâlir un peu.
— Ah ? On va monter haut ? Parce que de toute façon à quoi ça sert ? Il n’y a pas de liane, alors…
— Un vrai Tarzan ne se pose pas la question. Il grimpe, un point, c’est tout. Alors nous, on grimpe. Allez, on y va…
Hector contourne le monument aux morts à grandes enjambées, suivi par Phil beaucoup moins hardi que son cousin.
— Ben alors, qu’est-ce que tu fais ? Amène-toi !
Finalement, presque à reculons, Phil le rejoint.
— Tu vois cette grosse branche, là, dit Hector en levant la tête, il faut qu’on arrive à l’atteindre. C’est le point de départ de notre escalade.
— Oh, mais je ne pourrai jamais ! Je suis trop petit, moi !
— Mais si ! Je vais te faire la courte échelle. Allez viens !
Hector appuie son dos contre le tronc du platane et joint ses mains entre ses cuisses.
— Allez, vas-y !
— Tu crois ?
— Ben, tu as la trouille, ou quoi ?
— Moi ? Mais non, qu’est-ce que tu racontes…
— Ben alors, qu’est-ce que tu attends ?
À contrecœur, Phil place un pied dans les mains d’Hector, s’agrippe à son cou avec ses deux mains et se redresse. Hector souffle sous le poids de son cousin, mais parvient à le pousser vers le haut…
— Ben alors, qu’est-ce que tu fous, tu l’attrapes la branche ou quoi ?
— Oui, oui, je la touche, mais je n’arrive pas à monter dessus, elle est encore trop haute…
— Tu es nul ou quoi ? Mets un pied sur mon épaule et tu devrais y arriver…
Le poids de Phil sur l’épaule d’Hector le fait grimacer un peu plus, quand soudain, il se sent plus léger. Il se retourne et lève la tête, ravi : Phil est couché le long de la branche qu’il serre de ses deux bras et de ses jambes croisées.
— Ben… et toi ? Comment tu vas faire ?
— T’inquiète ! Je vais trouver une solution…
Et Hector se sauve en courant.
— Hé ! Où tu vas ! Ne me laisse pas tout seul ici ! s’égosille Phil collé à sa branche.
— Mais non, je reviens ! crie Hector en s’éloignant.
Lorsque Hector revient quelques minutes plus tard, il pousse un fût qu’il fait rouler devant lui jusqu’au pied du platane. Il lève la tête. Phil n’a pas bougé d’un poil. Il est comme scotché après sa branche.
— Hé ! On va pas te la voler, lance Hector en riant.
Il redresse le fût, grimpe dessus, attrape la branche sur laquelle Phil est comme vissé, et se hisse à son niveau à la force des bras.
— Bon, allez, maintenant, faut monter là- haut, lance Hector en levant la tête.
Phil jette rapidement un coup d’œil dans la direction indiquée par le regard d’Hector, puis la retourne aussitôt pour se coller encore plus à la branche comme s’il pouvait entrer à l’intérieur.
— Non !
Hector tourne la tête vers lui.
— Quoi, non ?
— Non, je ne monte pas !
— Tu ne montes pas ? Tu veux pas faire comme Tarzan ?
— Je m’en fous d’Tarzan ! Je ne monte pas !
— Tu as la trouille ?
— Non, j’ai pas la trouille. J’ai le vertige !
— Alors tu as la trouille !
— Mais non, je te dis ! J’ai le vertige ! C’est une maladie ! Je n’y peux rien ! J’ai peur du vide !
— Alors, c’est ce que je disais : tu as la trouille !
— Mais tu m’énerves à la fin ! Je te dis que c’est une maladie !
— Hou là ! Pas la peine de crier ! Là, c’est toi qui m’énerves ! Je m’en fous, je monte tout seul !
Et sans un regard pour son cousin, Hector se redresse et, petit à petit, branche après branche, il monte, il monte, de plus en plus haut.
Jamais il n’aurait cru qu’escalader un platane était aussi facile. Encore un peu, il se serait cru en train de grimper à une échelle.
Il se sent heureux de se glisser entre les feuilles et de se rapprocher du ciel.
À un moment donné, il s’aperçoit que les branches sont de plus en plus fines, et il se dit qu’elles ne supporteraient pas son poids s’il posait un pied dessus. Alors il décide de s’arrêter là.
Il regarde autour de lui et c’est à cet instant qu’il ressent une sensation bizarre.
À travers le feuillage, il vient de se rendre compte qu’il est aussi haut… que le clocher de l’église.
C’est là que pour la première fois il regarde vers le bas. Sa tête se met à tourner. Il s’accroche très fort aux branches.
Il est haut, très, très haut.
Un regard vers le clocher.
La grosse horloge semble rire et se moquer de lui.
Alors gamin… tu as la trouille, hein ?
Un frisson lui parcourt le dos. Il décide de ne pas s’éterniser ici. Il faut redescendre. Et là, c’est sûr, la descente est beaucoup plus lente que la montée. Son regard va au-delà de la branche où il va poser le pied, vers le vide qui le sépare du sol.
Au bout d’un quart d’heure, il parvient finalement à rejoindre Phil, toujours allongé sur sa branche qu’il étreint toujours de ses bras et de ses jambes. Il a les yeux fermés.
— Hé, tu dors ?
Phil ouvre les yeux et lui adresse un tout petit sourire.
— Non, non, je t’attendais…
— Bon, allez, on va descendre…
— Je ne peux pas ! Je ne peux pas !
— On va y arriver. Attends, j’y vais en premier…
Hector se maintient par les mains à la branche où se trouve Phil, se laisse glisser le long du tronc du platane jusqu’au fût qui lui avait permis de rejoindre son cousin, et saute sur le sol.
— Allez, à toi, maintenant !
— Mais je ne peux pas que je te dis !
Hector se dit que vraiment, il doit avoir le vertige. Il comprend ça maintenant d’autant mieux que lui-même se souvient que tout là- haut, sa tête avait tourné devant le vide sous ses pieds.
— Bon attends ici ! Je vais prévenir mon père et le tien. Ils trouveront bien une solution.
Et Hector s’éloigne en courant vers la maison des grands-parents.
Peu après, il revient avec Papa et celui de Phil avec une échelle qu’ils appuient contre le tronc. Papa grimpe et se retrouve tout près de Phil qui a tout suivi.
En le soutenant du mieux qu’il peut, Papa réussit à le décoller de sa branche et à le faire descendre à l’échelle.
Quand il pose les pieds sur le sol, Phil retrouve enfin des couleurs.
— Eh bien, dit le papa de Phil, qu’est-ce qui t’a pris de grimper dans l’arbre ?
— Avec Hector, on voulait faire Tarzan…
— Ben, et toi, Hector, tu n’es pas monté ?
Hector a une hésitation.
— Oh non, moi, j’ai le vertige…
En repartant chez leurs grands-parents avec leurs pères qui portent toujours l’échelle, Hector regarde Phil en douce.
Et lui fait un clin d’œil.
Phil a tout compris.
Grâce à Hector, c’est lui le héros.
Il adresse à son cousin son plus beau sourire.
Juste pour le remercier. Pour Hector, il valait mieux que Phil passe pour un héros, plutôt que lui se faire remonter les bretelles pour être monté tout là-haut, si haut, aussi haut que le clocher de l’église…
