Grand Tom et Petit Dom
Là-bas, tout au bord du monde, le Grand Tom s’est endormi un soir et dort depuis très longtemps. Et chacun a l’habitude de le voir allongé dans l’ombre, replié comme dans un ventre, immobile. II tend un bras vers !a grande nuit et son index montre le chemin des étoiles lointaines. Ceux qui ne sont pas d’ici pensent qu’un sculpteur un peu fou a modelé cet immense personnage dans la terre et l’a oublié ou abandonné là. D’autres racontent que c’est une immense statue de pierre tombée un jour du ciel. Tous ceux qui le découvrent posent mille questions à son sujet, surtout les plus jeunes, curieux de tout.
C’est un monument, une montagne, le grand Tom ; et il ne risque pas de se réveiller, pour sûr...
Un matin, pourtant, on annonce une naissance, là-bas, tout au bord du monde. C’est un de ces innombrables matins de faible lumière où se meuvent des formes grises. On accourt ; on se rassemble ; on se bouscule ; on veut voir, savoir.
Tom vient bien de bouger. D’abord, il a poussé un soupir ; et puis, il s’est étiré avec une lenteur paresseuse. Les curieux ont reculé de peur. II s’est allongé sur le dos et a semblé replonger dans son sommeil.
Mais le voilà qui s’agite soudain. II porte une petite poche sur le ventre, comme celle des mères kangourou, qui frémit, s’agite, gonfle et se boursoufle. Elle va éclater..! Mais non! Elle s’entrouvre à peine et 1aisse s’échapper un drôle de personnage, jeune comme un bébé, souriant et qui bondit aussitôt sur ses frêles jambes. Tout le monde s’étonne, s’exclame. C’est un événement bien étrange, sur ce bord du monde sans histoire. Et les gens demandent :
- Qui c’est- y ? Qui c’est- y ?
- C’est le petit Dom, va! le petit Dom! leur répondent ceux qui savent.
On est renseigné ; on peut partir, s’éparpiller et raconter partout que le petit Dom est venu au monde, au bord du monde. Une montagne vient d’accoucher d’un grain de riz et la poche sur le ventre se referme déjà.
Le petit Dom - car c’est bien lui ! - est vraiment minuscule, pas plus grand qu’un pouce de son père, mais si agile, si éveillé ! II court aussitôt à la découverte de son immense père, vaste paysage de vallées, de monts, de plaines, de gouffres, de forêts drues enveloppé dans un sommeil de plomb.
II va de la tête aux pieds, pénètre dans les moindres cavités : avec audace, soulève des mèches de cheveux, s’agrippe aux sourcils, fait jouer les paupières et, accroupi dans le creux d’une oreille, s’égo5ille à en faire craquer les tympans. Et le même manège dure des années. Le petit Dom ne vieillit pas, ne s’essouffle pas, ne prend pas une ride. II veille à bien dormir et manger. Bien sûr, il court moins, s’assoit parfois, observe, réfléchit et rêve. Ce lui donne un air de penseur perplexe. Et puis il repart.
Les passants se sont succédé et les plus jeunes devenus vieux. Les plus vieux, bien sûr, sont morts. Depuis le temps qui court et par cette faible lumière, on ne prête plus la moindre attention aux faits et gestes de ce garçonnet qui occupe ses journées à connaître le grand Tom, son père, grouillant de secrets et de surprises.
Ce jour-là, le petit Dom a décidé de s’aventurer le long du bras tendu vers les lointaines étoiles. À la tombée de la nuit, il parvient enfin à l’extrémité de l’index et se retrouve ainsi au bord d’un profond précipice aux flancs encaissés. Tout en bas, une foule de gens vont et viennent, tournent en rond ou s’agglutinent au pied de la falaise lisse comme un miroir. Certains crient qu’on vienne les tirer de là ; d’autres tentent de s’échapper et, quand ils parviennent à trouver une rare prise sur la paroi, épuisés, ils se laissent choir sur le sol comme des sacs de sable ou des mouches étourdies.
Le petit Dom s’endort, ce soir-là, sous un repli du pouce. II veut rester pour tout comprendre. Et le temps ne compte pas.
Le lendemain matin, au très petit jour, il refait le chemin vers le bout du doigt. Et comme il se penche vers le précipice, au crépuscule, il remarque que l’ongle manque à l’index de son père ensommeillé. Au fond du ravin, il n’aperçoit plus personne. II avait sans doute rêvé, la veille. Le gamin décide de rester là pendant plusieurs jours, mais rien ne se passe. Alors, découragé, il s’en va plus loin, après une bonne nuit d’un sommeil réparateur.
II est réveillé en sursaut par des craquements étranges. Il s’assoit et regarde vers la nuit des temps où se perd l’index. Une forme se dessine, avance lentement, grandit : on dirait une longue baguette. Dom se lève et court à en perdre le souffle vers la pointe du doigt tendu. Une pierre du chemin l’arrête ; il s’étale de tout son long et a juste le temps de distinguer comme un doigt, un autre index qui glisse vers celui du Grand Tom. II est maintenant si long, si fin, si interminable !
Dans son dos, des cris fusent et Dom n’a que le temps de s’abriter dans un pli de peau. Des gens accourent, par grappes, par vagues, comme des colonies de fourmis, se dirigent vers la pointe et bondissent dans l’espoir de rejoindre l’autre index qui s’évanouit comme il était venu. Et le ravin avale la troupe des coureurs ! Épuisé, le petit Dom finit bientôt par s’endormir.
II se réveille au creux d’une aube grise. Le chemin de l’index est désert et, du fond de la gorge, montent des plaintes et des appels douloureux. Le garçon se met en route et parvient, en plein midi, dans la région du cœur. L’endroit est accueillant, douillettement abrité sous d’épaisses étoffes. Le sol est agité par des battements réguliers et sourds.
À maintes reprises, Dom est passé tout près d’ici sans jamais remarquer ces soubresauts. Alors, il décide de s’y attarder. II court en tous sens, tend l’oreille, retient son souffle. Les battements s’amplifient. Dom marche alors droit vers eux et ses pas le mènent devant une cage à la porte close par un solide cadenas. Entre les barreaux, le garçon aperçoit une forme immobile qu’il prend d’abord pour un animal ; mais un trait de lumière aveuglant vient éclairer une sorte de bouclier, une coque fine et courbe. Petit Dom s’approche et voit un ongle, un ongle énorme, si long et large qu’il pourrait en abriter dix comme lui, en cas de déluge ! C’est sûr, cet ongle-là, c’est celui qui manque à l’index du grand Tom !
Le petit Dom s’approche de la cage et glisse un doigt dans la serrure du cadenas qui s’ouvre aussitôt. Avec peine, il charge le fardeau sur les épaules et se met en route, faisant de rares haltes pour boire et souffler. Sur son passage,on se retourne, on s’arrête, on s’étonne de l’étrange cargaison qu’il emporte. Harassé, Dom parvient pourtant, au crépuscule, tout au bout de l’index tendu vers l’immensité et, dans un ultime effort, il ajuste l’ongle qui reprend sa place puis il s’endort là.
Une éclatante lumière réveille le petit Dom en sursaut. À deux pas de lui, un doigt surgi de la nuit des temps touche l’index du Grand Tom. Tout autour, des éclairs sillonnent le ciel : c’est une explosion, un feu d’artifice géant, une pluie de météores!
Déjà, le Petit Dom est debout, dressé. Soudain, il court, droit devant, comme la flèche d’une cathédrale tendue vers l’infini. II accélère encore, souffle, s’époumone. Au point où s’effleurent les deux index se tend un arc d’étincelles, pont d’étoiles jeté sur une autre rive, inconnue. Le Petit Dom vole ; ses jambes le portent comme des ailes. Et le dernier grand pas qu’il fait l’envoie rouler sur une berge inconnue, comme un paquet jeté par un vent furieux.
L’énorme boule difforme qu’il vient de quitter flotte avec paresse et s’éloigne. Elle roule ses bosses bleues dans la grande nuit. Là-bas, très loin, le Grand Tom qui semble devenu minuscule s’étire lentement. II commence à sortir de son profond sommeil.