Lagneau patrick24 nouvelles 22026

Et c'est celle de...
Patrick LAGNEAU

CARAMBOLAGE

   Julien est un adolescent presque comme les autres. Peu d’argent de poche. Sa mère est «hôtesse de caisse» dans un supermarché. Même si la dénomination de la profession est élégante, le salaire mensuel n’a pas changé par rapport au temps où elle était caissière.
Son père est cordonnier, mais les clients se font rares, tant il est plus simple aujourd’hui d’acheter de nouvelles chaussures que de faire ressemeler une ancienne paire usagée.
Pas de jeux vidéo pour Julien, pas d’iPhone, pas même un smartphone de base. Il espère juste trouver un travail saisonnier pendant les vacances d’été pour payer son permis.

Il adorerait conduire.

Officiellement.

Parce que le volant, ça le connaît. Il a déjà conduit la voiture de Sébastien, un camarade de trois ans son aîné, avec lui comme passager. Mais seul… Ah là, là… Le rêve!

Ce jour-là, sa vie l’ennuie. Il ne le sait pas encore, mais son rêve va devenir réalité. Il quitte le domicile familial, déambule au milieu d’une foule compacte et, à un moment, se fige pour observer les voitures qui se déplacent, se croisent, ralentissent, repartent de plus belle...
Et il se dit qu’au moins, tous ces gens conduisent.

Seuls.

Parfois avec un passager.

Soudain, il en voit une qui se gare devant lui. Pour ainsi dire, à ses pieds. Le conducteur descend et l’abandonne pour disparaître dans la foule.
Personne ne le regarde. Quelle opportunité !

La voiture lui tend les bras.

Il hésite trois secondes.

Pas plus.

Il saute sur le siège et déboîte aussitôt dès que le flot des voitures le permet.

Waouh
!

Quelle liberté
!

Quel bonheur
!

Seul au volant
!

Le pied
!

Soudain, alors qu’il goûte le plaisir de piloter en autonomie, il a l’impression d’être suivi.

Un choc. Par l’arrière.

N’importe quoi ce type, qu’est-ce qui lui prend?

Et à cet instant, il réalise.
Il est monté dans une voiture abandonnée, certes, mais il ne l’a pas payée
? Alors?

Forcément, il est un peu mal à l’aise.

C’est une usurpation.

Et si les autres conducteurs l’avaient repéré quand il est monté dans la voiture
?

Et si c’étaient des amis de celui qui est parti
?

Julien se sent soudain piteux.

Même voleur. Le mot lui donne la nausée.

Comment leur expliquer qu’il l’a juste empruntée pour faire un tour
? Puisqu’elle avait été abandonnée, elle était disponible…

Voleur
? Vraiment?

Bang!
     Second choc arrière
!

Là, il se retourne et découvre le conducteur de l’autre voiture, qui rit aux éclats derrière son regard sadique.
Quel imbécile
!
 

Bang!
     Nouveau choc. Frontal cette fois.

     Son épaule a percuté le volant.

     Là, il commence à avoir peur.
     
Julien a l’impression que tous ces chauffards se liguent contre lui.

Alors qu’il amorce une marche arrière pour changer rapidement de direction, il aperçoit trois voitures, en ligne, qui avancent droit sur lui.

Là, sérieusement, il panique.

Impossible de leur échapper…

Bang!
     
Triple choc. Heureusement, la voiture semble solide. Mais lui se sent terriblement secoué. Endolori de partout.
     
C’est sûr, ils sont en train de me le faire payer…
     Ils m’ont vu.

     Ils m’ont vu monter.

     Ils savent.

     Ce n’est pas ma voiture.

D’instinct, il lève le pied de la pédale d’accélérateur. Aussitôt, la voiture s’immobilise.
   
Il aimerait descendre, là, maintenant, et que tout s’arrête. Mais ce serait une énorme bêtise. À peine une jambe à l'extérieur, quatre ou cinq voitures lui fonceraient dessus.

Non. Jamais.
     
Alors?

Il appuie à nouveau sur l’accélérateur et parvient par miracle à échapper au carambolage phénoménal dont il était la cible…

Comment peut-on être la cible d’un carambolage?

Il se met à rire.
    
Jaune, mais il rit.

Un carambolage, c’est le foutoir. C’est l’anarchie accidentelle de carcasses de voitures. Alors que là, il sait que c’est l’inverse. C’est une initiative de plusieurs conducteurs, c’est une punition collective. C’est une vengeance.
Sans savoir comment il a pu faire — marche arrière, marche avant, nouvelle marche arrière, tête à queue, encore une marche avant — Julien se retrouve dans une zone, libre, sans voitures.
Plus qu’une chose à faire. Se garer sur le bord et descendre.

À peine la voiture arrêtée, un pied à l’extérieur, il aperçoit, horrifié, quatre véhicules qui foncent sur lui en même temps.
Et soudain, tous les véhicules s’immobilisent lentement à quelques mètres de celui de Julien.

La plupart des conducteurs et leurs passagers éventuels descendent.

C’est mort! Ils vont venir m’achever

Contrairement à cette pensée funeste, personne ne s’approche de lui. Et même, tous s’éloignent pour disparaître dans la foule qui a observé le manège.

Parce que c’en est un.
     C’est juste la fête foraine.

     Juste les autos-tamponneuses.

   Promis, c’est la dernière fois qu’il monte dans une voiture abandonnée pour terminer le tour.


(Cette nouvelle est extraite du recueil de l'auteur "Des chutes en cascade" que vous pouvez commander sur la page de son site)

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